L’usage du faux

Comme arme de guerre

Dans Omni Sciences
Une carte blanche de Philippe Raxhon - Photo Jean-Louis WERTZ

Dans une guerre, tous les belligérants pratiquent la désinformation. Et si on ajoute la censure avec les médias d’obédience russe interdits chez nous, et les médias occidentaux rejetés en Russie, le règne de la confusion s’installe dans les populations.

Début mars, le journal Le Monde a recensé quelques perles en matière de faux et a proposé aux lecteurs un florilège édifiant d’images1. Exemple  : la photo maintenant célèbre de “la première pilote de chasse ukrainienne” malheureusement abattue est celle d’une miss, lauréate d’un concours de beauté en 2016, sachant que la “vraie” première pilote, Olesya Vorobey, est toujours bien vivante.

Il y en a pour tous les goûts : des soustitres en français qui ne correspondent pas aux propos de Vladimir Poutine, une croix gammée sur un maillot de foot du président Zelensky, un orage en Russie présenté comme les premiers bombardements en Ukraine, des tirs de Gaza vers Israël recyclés en tirs russes sur une ville ukrainienne, une petite Palestinienne de huit ans interpellant un soldat israélien qui devient une petite Ukrainienne face à un soldat russe, un crash d’avion russe lors d’un meeting aérien en Angleterre en 1993 qui devient dans The Kyiv Post “le sixième avion abattu, gloire aux héros !”. La liste est longue : un exercice militaire de parachutisme en Russie en 2014 qui devient un saut sur Kharkiv, un accident industriel en Chine en 2015 qui se transforme en une attaque aérienne russe d’une centrale électrique, et, relayées par des médias britanniques, des photos de crématoriums mobiles russes datant en fait d’une rumeur de 2013.

Et puis cette image qui a fait le tour du monde : “La vie en Ukraine en ce moment”, légende d’une photo d’une jeune fille dans un bus avec son smartphone et son fusil AK-47. En fait, l’image date de 2020 et met en scène une instagrameuse, russe qui plus est, avec une arme factice. Notons que l’article est régulièrement mis à jour, annonce Le Monde. Nul doute qu’il y aura matière. Depuis ces premières semaines de guerre, rares furent les médias comme Le Monde qui s’efforcèrent de trier le bon grain de l’ivraie. Un champ de recherche est ouvert et nul doute que l’enquête universitaire critique dispose d’un important sujet à traiter, tant le traitement médiatique de la guerre en Ukraine a été particulièrement intense. Un cas d’école en somme.

LE FANTÔME DE KIEV

Un cas de figure exemplaire est le “fantôme de Kiev”. Le 25 février 2022, une vidéo d’un combat aérien dans le ciel de Kiev commence à circuler. Elle montre les exploits d’un pilote de guerre ukrainien entré d’emblée dans la légende pour avoir abattu en plein vol au moins six avions russes. 
Le compte Twitter officiel du gouvernement ukrainien relaie la vidéo de ce héros qui est “un cauchemar pour les avions russes” et qui “mange des avions russes au petit déjeuner2”. L’ex-président ukrainien Petro Porochenko renchérit en publiant sur son compte Twitter une photo du pilote dans son cockpit. Les journalistes de Libération, dans leur rubrique CheckNews, vont décrypter l’affaire. Concernant la vidéo initiale, il s’agit en fait d’images provenant d’un jeu vidéo, Digital combat simulator (DCS World), une précision confirmée par les créateurs du jeu. Quant à la photo de Porochenko, elle date de 2019, prise dans un tout autre contexte. Ajoutons que Libération tire le fil de la légende qui continue à se répandre et s’amplifier malgré tout, le pilote ayant maintenant un nom, un visage et des photomontages ont continué à être créés pour nourrir le storytelling.

CETTE FEMME EST UNE ACTRICE

Marioupol bombardée, la photo d’une femme enceinte blessée évacuant une maternité circule. Elle s’appelle Marianna et son ventre rond ne laisse pas de doute. À partir d’un post sur Telegram du 10 mars, les médias russes relayés par les ambassades de Russie prétendent lever un lièvre  : il s’agit d’une influenceuse sur Instagram qui s’est prêtée à une mise en scène. Après un examen des sources, la future maman était bien une victime. Il n’est pas possible ici de développer ce lourd processus d’identification3. La démonstration d’un faux est en général plus laborieuse que son élaboration, et c’est ce qui rend le travail des journalistes d’investigation d’autant plus important. 
Ajoutons que notre propre contribution au débat, entre sa rédaction et sa publication, est aussi vite périmée qu’évoluent les événements sur le terrain, car c’est au jour le jour que s’étoffe la narration de cette guerre avec son cortège de faux qui sont produits en cascade, avec aussi une évolution dans la complexité, car, pour brouiller les cartes, de fausses dénonciations de fake news s’invite aussi dans ce concert médiatique. La chaîne Telegram russe est un modèle du genre, comme l’évoque un article éloquent sur le site de Radio-Canada, impossible à résumer ici4.

Tous ces faux n’abolissent pas l’horreur de la guerre, et tant de drames non médiatisés qui ne sont pas immortalisés par une photo ou une vidéo, mais internet est devenu un thesaurus inépuisable en la matière de fake news. Il faut donc rester prudent face aux flots d’images qui nous assaillent de part et d’autre et qui sont relayées en un clic sur les réseaux sociaux.

L’un des personnages de mon roman La Solution Thalassa5, qui évoque l’art de la manipulation dans le passé et de nos jours, constate que “le mensonge a une saveur plus forte que la vérité”. Sans doute parce qu’il est des époques où l’irrationnel est plus enivrant que la raison.

1 “Guerre en Ukraine : parcourez les infox et les fausses images qui circulent depuis le début de l’offensive russe”, en ligne sur Les décodeurs, Le Monde, 04/03/22.
2 “Le “fantôme de Kiev”, qui aurait abattu plusieurs pilotes russes, existe-t-il vraiment ?”, en ligne sur CheckNews, Libération, 28/02/22.
3 “Est-il prouvé qu’il y avait de “fausses victimes” à la maternité de Marioupol, comme l’affirme l’ambassade de Russie ?”, en ligne sur CheckNews, Libération, 11/03/22.
4 voir l’article de Nicholas De Rosa du 23/03/22 en ligne sur https://ici.radio-canada.ca
5 édité chez City Éditions, sortie en format de poche en avril 2022.

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