Des virus en renfort

La recherche sur les thérapies antibactériennes explore de nouvelles pistes ou revisite des chemins abandonnés

Dans Omni Sciences
Dossier Philippe LECRENIER Photos Bactériologie vétérinaire - ULiège

Le phénomène est connu : la surexploitation des antibiotiques contribue à rendre les bactéries de plus en plus résistantes. La recherche sur les thérapies antibactériennes explore de nouvelles pistes ou revisite des chemins abandonnés. C’est dans ce contexte que certains virus, les bactériophages, jouissent d’un retour en grâce

Depuis la nuit des temps, des milliers d’espèces de virus mènent une guerre sans merci aux bactéries. Au cours de leur évolution au voisinage du vivant, ces micro-organismes se sont spécialisés pour s’adapter à la diversité de leurs cibles. Non seulement ils ne s’attaquent pas aux cellules eucaryotes (végétaux, champignons, hommes et animaux) car leurs hôtes sont exclusivement des procaryotes (les bactéries, dont les cellules sont dépourvues de noyau), mais en plus, le spectre de leurs cibles est très réduit. Entendez qu’un virus qui pourrait s’attaquer à une souche bien précise d’Escherichia (E.) coli, par exemple, en laisserait passer d’autres sans même y prêter attention. Par commodité, la science nomme ces tueurs ultraspécialisés “bactériophages”, ou “phages“, pour les plus intimes.

De par le monde, le nombre de publications sur ce que l’on nomme la phagothérapie explose littéralement. Un engouement tardif, si l’on sait que ces virus sont connus depuis plus de 100 ans. À l’ULiège, le service de bactériologie vétérinaire de Damien Thiry contribue avec enthousiasme à ce grand virage. Aujourd’hui chargé de cours, le chercheur a commencé sa carrière en virologie avant d’être engagé, en 2014, comme assistant au service qu’il dirige actuellement. « J’ai eu la chance de pouvoir me pencher sur la phagothérapie, qui devenait alors un sujet d’intérêt scientifique et sociétal de premier ordre. Des séjours post-doctoraux au sein de laboratoires de la KU Leuven et de l’Institut Pasteur de Paris mondialement influents en la matière m’ont offert de belles perspectives de collaborations pour développer cette thématique en laboratoire. »

DÉCLIN ET RETOUR EN GRÂCE

En 1896, Ernest Hankin, bactériologiste anglais, remarque une propriété bactéricide stupéfiante d’un agent dans les eaux de la Jumna et du Gange, en Inde. Après avoir été filtrées, elles présentent une activité lytique contre la bactérie Vibrio cholerae. Mais la thèse du virus, ou du “microbe invisible”, n’émerge qu’à partir de 1915 lorsque l’Anglais Frederick Twort et le Franco-Canadien Félix d’Hérelle étudient le phénomène avec plus de rigueur. Félix d’Hérelle parvient même à isoler et à caractériser les agents lytiques de certaines bactéries et les baptise “ bactériophages”. Au début du XXe siècle, notamment depuis l’Institut Pasteur ou du centre Eliava fondé en Géorgie par Georgi Eliava, un disciple de d’Hérelle, la phagothérapie semble promise à un grand avenir. Mais en 1928, Alexander Fleming isole une toxine d’un champignon aux effets antibiotiques : la pénicilline.

En 1940, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, des médecins, des chimistes et des pharmacologues parviennent à reproduire industriellement assez de pénicilline pour tuer les bactéries infectant les organismes vivants. La découverte est miraculeuse. Des dizaines de milliers de soldats blessés, jusqu’alors exposés à des infections incurables et létales, sont sauvés. Il n’en fallait pas plus pour occulter le reste des avancées de recherche en termes d’activités antimicrobiennes. La médecine occidentale plonge alors dans les antibiotiques. Pourtant, Fleming lui-même observe très tôt un phénomène inquiétant : les bactéries mutent et s’adaptent rapidement à leur environnement. Elles développent face aux antibiotiques des résistances de plus en plus importantes. Le recours systématique à ces traitements est d’autant plus limité dans le temps qu’il est déployé massivement. Dès la fin des années 1990, des chercheurs posent à nouveau leur regard sur ces virus, bien plus petits que leurs cibles, mais ardemment volontaires pour grossir les rangs de l’arsenal thérapeutique contre les infections bactériennes.

LES PHAGES CHERCHENT LEUR ENTRÉE

Le principal frein au déploiement de la phagothérapie est législatif. Des discussions sont en cours pour intégrer les phages dans la pharmacopée européenne. En attendant, leur usage est interdit, sauf pour la médecine humaine, en dernier recours. « Ce qui représente beaucoup de démarches administratives, concède Damien Thiry. Mais c’est une brèche par laquelle la phagothérapie s’est infiltrée dans la médecine humaine. En Belgique, par exemple, l’hôpital militaire Reine Astrid soigne de cette manière de nombreux grands brûlés infectés par des bactéries multirésistantes, et ce depuis plusieurs années. Un bébé, en attente d’une seconde transplantation hépatique, a également été sauvé par des phages aux Cliniques universitaires Saint-Luc, alors qu’il souffrait d’un abcès hépatique suite à une première transplantation. »

S’il existe quelques centres de phagothérapie en Europe, la Belgique reste pionnière en la matière, notamment grâce à un travail minutieux de compilation des bonnes méthodes de production des phages, tenu par l’hôpital militaire Reine Astrid. « Cela peut paraître étonnant pour le grand public, mais la législation est encore plus stricte en médecine vétérinaire parce que celle-ci englobe le soin des animaux de production, destinés à la consommation. Toute innovation thérapeutique doit avoir démontré l’absence de contamination résiduelle. »

Mais les lignes bougent. Une nouvelle législation européenne pour la médecine vétérinaire est appliquée depuis 2019. Dans la section allouée aux nouvelles thérapies figurent les bactériophages. « La porte est ouverte, mais un groupe d’experts mandatés par l’Agence européenne des médicaments doit encore déterminer comment enregistrer et utiliser des produits thérapeutiques à base de phages. » Ce qui devrait être clôturé pour l’hiver 2022-2023. En attendant, les recherches se poursuivent des deux côtés, en créant de nombreux ponts. Le principe fonctionne de la même manière pour les animaux et pour les humains. Pour autant que nous puissions accueillir une même bactérie pathogène qu’une espèce animale, un même phage pourrait être convoqué pour des thérapies humaines et vétérinaires.

VERS UNE MÉDECINE INDIVIDUALISÉE

Comment utiliser les bactériophages ? La question est complexe. Chaque phage candidat à une intervention thérapeutique doit être génomiquement typé, présenter un passeport génétique visant avant tout à vérifier qu’il ne présente aucun risque de transfert de gène de virulence ou de résistance aux antibiotiques, contreproductive chez le patient. Mais le phage est un virus, ce n’est pas un être vivant à proprement parler. S’il a besoin d’un hôte pour se multiplier, il reste un micro-organisme capable d’évoluer. La culture d’un phage nécessite la mise en contact avec la bactérie qu’il va infecter. Naturellement, cette dernière va résister à l’agression, évoluer et pousser le virus à développer de nouveaux mécanismes d’attaque. Envisager une chaîne de production de phages n’est donc pas évident, puisque le “produit” peut continuer de varier après avoir été caractérisé.

La phagothérapie invite donc à réorganiser la manière de penser un produit pharmaceutique. Selon Damien Thiry, elle s’inscrira sans doute dans le déploiement d’une médecine plus individualisée. Il ne sera plus question d’administrer un seul et même remède à une large population, comme nous l’avons fait avec les antibiotiques. Les phages sont bien plus spécialisés. « Pour un traitement, nous allons isoler une bactérie spécifique à l’origine d’une infection, avant de tester sur elle différents virus qui ont soit été compilés dans des banques de phages, soit été isolés précisément pour ce cas particulier. Cette spécialisation des phages comporte l’avantage que, à l’inverse des antibiotiques, il ne détruira pas toute une communauté bactérienne non pathogène et utile au sein des différents microbiotes. La difficulté réside dans le fait que chaque bactérie est infectée par des phages qui lui sont souvent très spécifiques, et qu’il convient de les débusquer et de les étudier. »

DE LA NATURE AU LABORATOIRE

Galleria« Il se dit que chaque jour, raconte Damien Thiry, environ la moitié de la population bactérienne des océans est anéantie par les phages. Je ne sais pas comment on a pu le prouver. Toujours est-il que l’évolution bactérienne est influencée par ce parasitage continu. C’est un phénomène naturel, que nous cherchons à intégrer dans nos laboratoires. Et ce n’est pas toujours évident. D’ailleurs, l’idée n’est pas de remplacer les antibiotiques, mais de proposer des thérapies complémentaires. Certains phages se révèlent puissants, d’autres moins : on peut envisager de confectionner des cocktails de phages. On peut aussi les “entraîner”. Contrairement aux antibiotiques, les phages continuent d’évoluer. Si on les met au contact de la bactérie ciblée, ils peuvent déployer de nouvelles capacités. »

Il existe deux grands types de bactériophages. Les premiers, qualifiés de tempérés, vont parasiter leur hôte et intégrer leur génome au chromosome bactérien. Ils modifient donc la bactérie et prolifèrent avec elle. « Certains de ces virus tempérés sont porteurs de gènes codant des toxines et des facteurs de virulence importants, explique Salomé Desmecht, doctorante au service de bactériologie de la faculté de Médecine vétérinaire. Par exemple, la souche d’E.coli à l’origine de la maladie du hamburger est porteuse de shiga-toxines, codées par l’un des gènes d’un bactériophage tempéré. » C’est vers les bactériophages lytiques que se pose l’attention des chercheurs en phagothérapie.

« À l’inverse des phages tempérés, ceux-ci vont se multiplier et détruire la bactérie pour se disséminer. Dans un premier temps, ils vont s’y fixer et peuvent utiliser certaines enzymes, telle qu’une dépolymérase, qui va dégrader la matrice entourant certaines bactéries (sa capsule), ou le biofilm à l’intérieur duquel vit une communauté bactérienne. Ils vont ensuite faire entrer leur génome et engager la machinerie cellulaire de la bactérie pour se multiplier. » En d’autres termes, ils se multiplient à l’intérieur de la bactérie hôte, mais doivent en sortir une fois les nouveaux virus formés. Ils vont alors libérer d’autres protéines ou enzymes qui, de l’intérieur, vont lyser la paroi de la bactérie et permettre la libération des nouveaux virions. À leur tour, ces virions vont infecter une nouvelle bactérie, et ainsi de suite. « C’est l’un des avantages du bactériophage, intervient Damien Thiry. Contrairement aux antibiotiques, il se multiplie au sein même du site d’infection. Par contre, le phage administré reste un intrus dans l’organisme et sera attaqué par le système immunitaire. Il finit donc par disparaître. Une seule administration de phages ne suffit souvent pas à venir à bout d’une infection. »

C’est sur l’endolysine que Salomé Desmecht poursuit sa thèse de doctorat. « Si les bactéries développent des résistances aux phages, il semblerait que ces réponses soient moins franches face aux endolysines. Ces enzymes sont des protéines, que nous cherchons à isoler et à reproduire. Nous n’utilisons donc pas le virus dans son entièreté, mais uniquement une enzyme qu’il produit. C’est ce qu’on appelle un enzybiotique. » Seulement, dans son contexte naturel, l’endolysine ne lyse la bactérie que de l’intérieur. Or, l’administration thérapeutique se ferait de l’extérieur. « Nous devons modifier génétiquement la protéine en lui ajoutant un peptide qui lui permettra de dégrader la membrane externe de la bactérie. »

Plus spécifiquement, Salomé Desmecht s’intéresse aux phages de la bactérie Aeromonas salmonicida. Infectant les truites, les saumons et les carpes d’élevage, elle est à l’origine de la furonculose. « Cette maladie mortelle est responsable d’importantes pertes dans les élevages piscicoles. Pour contrôler cette infection, et plus généralement les infections bactériennes, les poissons d’élevage sont habituellement traités de manière prophylactique (préventive) ou métaphylactique (si un animal au sein d’un lot est malade, la totalité du lot est traitée) plutôt qu’individuellement. Des antibiotiques sont donc administrés en quantités massives, directement dans l’eau, et dans certains cas n’atteignent pas la concentration thérapeutique requise. Ainsi exposées aux antibiotiques, les bactéries peuvent rapidement développer des résistances. Pour éviter ce phénomène, la phagothérapie pourrait être une alternative intéressante pour la gestion des maladies bactériennes en pisciculture. »

COMMENT EMBRIGADER UN PHAGE ?

Pour parvenir à produire des phages efficaces in vivo, les étapes sont nombreuses. Les débuts d’une étude aboutissent à son isolement. Fanny Laforêt, doctorante en médecine vétérinaire après avoir réalisé une spécialisation en santé publique, et Céline Antoine, également doctorante, étudient l’activité des phages in vitro et in vivo, dans le cadre de recherches en médecine humaine. « La première étape consiste à trouver les phages, intervient Fanny Laforêt. Pour le moment, je travaille sur la bactérie Klebsiella pneumoniae pouvant être à l’origine de cystites. » Céline, elle, étudie des souches d’E. Coli.

Ces deux bactéries, pouvant être multirésistantes, se déploient dans le tube digestif. Et là où il y a des bactéries, il y a des phages. « Pour les trouver, nous prélevons des eaux d’égout en différents endroits. Plusieurs étapes de filtration, d’incubation et de tests in vitro nous permettent de détecter la présence de phages. Brièvement, des tubes troubles témoignent d’une prolifération de bactéries. Des tubes translucides laissent supposer la présence de phages ayant lysé et empêché leur croissance. Nous disposons le contenu de ces tubes sur des boîtes de Pétri, qu’on met en contact avec les bactéries ciblées. En certains endroits, elles ne prolifèrent pas et ont même disparu. » Ces plages de lyse trahissent la présence de phages. Elles sont prélevées, et la manipulation est répétée trois ou quatre fois. Au final, le phage est isolé.

Vient ensuite la phase de caractérisation. « L’enjeu est de dresser le profil du phage : son spectre d’hôtes, poursuit Céline Antoine. Se cantonne-t-il à une souche de bactérie ou à plusieurs ? Avec quelle efficacité et quelle capacité de réplication ? Nous allons aussi analyser le génome du phage et l’associer à différentes familles, vérifier s’il présente des gènes de virulence ou de résistance aux antibiotiques, qui renforceraient l’infection bactérienne. La microscopie électronique va nous permettre d’observer visuellement le phage, sa morphologie, sa taille. Une autre étape importante de la caractérisation consiste à étudier sa stabilité dans le temps, sa résistance aux températures du corps, à différents pH aussi. La finalité est tout de même de l’amplifier et de le conserver pour ensuite l’administrer dans un organisme vivant. »

C’est la raison pour laquelle des études in vivo sont ensuite requises. Car les résultats in vitro et in vivo diffèrent. « Nous travaillons sur des larves de papillon, poursuit Céline Antoine. Nous leur injectons les bactéries, différents phages, et observons les résultats. Nous sélectionnons les phages en fonction de la guérison des larves. C’est une première étape in vivo peu coûteuse et éthiquement acceptable. Elle permet un premier tri avant de passer à des tests sur des mammifères, des souris en l’occurrence. » Le phage entre ensuite dans une phase de multiplication. Il suffit pour cela de le mettre au contact de la bactérie. Il n’est cependant pas encore prêt à l’emploi. « Il arrive que des bactéries lysées libèrent des toxines, soulève Damien Thiry. C’est ce qui est à l’origine des chocs endotoxiniques. Il faut donc le purifier de toute éventuelle toxine héritée de son contact avec la bactérie. » Après toutes ces étapes, un phage peut devenir candidat à une démarche thérapeutique.

ESSAIS CLINIQUES ET PERSPECTIVES À COURT TERME

Si l’on ne trouve pas encore de bactériophages dans les pharmacies, les trajectoires actuelles semblent prometteuses. « Au-delà des recherches fondamentales, de nombreux essais cliniques sont effectués, s’enthousiasme Damien Thiry. Je pense notamment à Pseudomonas aeruginosa, qui cause des otites chroniques chez les chiens, mais pose également problème chez l’humain. Elle possède de nombreuses résistances aux antibiotiques et est capable de produire un biofilm qui contribue à la protéger. Lors de multi-résistances, peu de traitements fonctionnent. Avec des collègues cliniciens, les Drs Fontaine et Léonard, nous aimerions tester des phages sur des chiens infectés, voir leur efficacité, déterminer à quelle fréquence les administrer, etc. Tout cela prend du temps. Maintenant, une fois qu’un nouvel antibiotique est découvert, il faut en moyenne dix ans d’études avant d’en autoriser la mise en vente. Ce qui est actuellement en place en Belgique pour les traitements humains, ce sont des préparations magistrales, assemblées par des pharmaciens, dont les ingrédients sont les bactériophages. Cela permet de court-circuiter de longs essais cliniques et donc de permettre des applications rapides, notamment parce que la galénique, la mise en forme du produit, n’est pas toujours très compliquée. »

Actuellement, quelques biobanques et laboratoires centralisent des stocks de bactériophages. Mais ils devraient rapidement coloniser le monde de la médecine de la même manière qu’ils ont recouvert le reste de la planète.

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