La révolution de l’immunothérapie

Inauguration de l'Institut de cancérologie Arsène Burny

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Dossier Julie LUONG - Photos Jean-Louis WERTZ (Intérieur), Archipelago-CHU (Extérieur)

À l’ULiège, pour améliorer la qualité de vie des patients, les traitements toujours plus ciblés et personnalisés et la prise en charge multidisciplinaire sont désormais réunis en un seul et même lieu

Au cours des dernières années, des progrès majeurs ont été réalisés dans le domaine de l’oncologie grâce à des traitements toujours plus ciblés et personnalisés. L’évolution vers une prise en charge multidisciplinaire a également contribué significativement à l’amélioration de la qualité de vie des patients. À l’ULiège, ces multiples compétences sont désormais réunies en un seul et même lieu, l’Institut de cancérologie Arsène Burny, inauguré en décembre dernier.

InstitutOncologieC’est un éminent chercheur en génétique et membre fondateur du Télévie qui lui a donné son nom : l’Institut de cancérologie Arsène Burny a été inauguré sur le site du Sart-Tilman le 2 décembre et a accueilli le premier patient dès le 5. Dans ce bâtiment (dont la construction fut plusieurs fois retardée) se déploient sur sept étages quelque 30 000 m2 de locaux dédiés à l’oncologie ambulatoire : consultations, hospitalisations de jour en cancérologie (chimiothérapies et immunothérapies notamment), plateaux techniques de radiothérapie et d’imagerie oncologique. À l’année, pas moins de 14 000 patients – dont 3400 nouveaux – y seront suivis. « Tout a commencé par un groupe de travail qui s’est réuni pour réfléchir à ce que nous devions modifier pour optimaliser notre organisation », se souvient le Pr Yves Beguin, hématologue et par ailleurs président du conseil de gouvernance de l’Institut.

Quelles que soient les compétences et la qualité des soignants, les chiffres montrent en effet que les chances de survie et de guérison des patients augmentent lorsqu’ils sont pris en charge dans un centre important. « Rivaliser avec les gros centres d’oncologie accrédités nécessitait des améliorations dans l’organisation elle-même, ainsi que de se réunir physiquement en un seul endroit. Pour le bien des patients ainsi que pour maximaliser les interactions entre les différents acteurs, qu’il s’agisse des médecins ou des personnes qui s’occupent des soins de support. » Si la fusion avec le CHR Citadelle ne faisait pas au départ partie du projet, elle s’inscrit naturellement dans cette logique de centralisation des compétences. « Faire tout partout n’a plus de sens : mieux vaut regrouper les forces, à la fois d’un point de vue de santé publique et d’un point de vue financier. La pénurie d’infirmières et de certains types de spécialistes plaide aussi pour cette centralisation, même si l’accueil des patients doit rester proche de chez eux. »

L’Institut de cancérologie Arsène Burny offre donc une prise en charge à la fois plus transversale et plus centralisée, au-delà du fonctionnement classique “par service” qui a longtemps prévalu. Une évolution rendue nécessaire par les progrès de la recherche et des traitements. « L’oncologie se complexifie de manière phénoménale, commente le Pr Yves Béguin. Avant, on avait besoin de bons chirurgiens et de bons radiothérapeutes. Le reste reposait essentiellement sur la chimiothérapie. Aujourd’hui, la découverte de la présence de nombreuses anomalies génétiques au sein des cancers permet de déterminer le pronostic d’un patient et d’évaluer les bénéfices de tel ou tel traitement. La prise en charge devient dès lors très spécifique, très personnelle. » Les caractéristiques génétiques du cancer (dites aussi mutations “somatiques”, par opposition aux mutations “germinales” qui se transmettent à la descendance) sont devenues à tel point prépondérantes dans le choix d’un traitement qu’un même médicament peut parfois être utilisé pour soigner un cancer du sein et un cancer du rectum. Il n’est donc plus pertinent de fonctionner strictement “par organe”, même si la localisation du cancer reste évidemment un élément déterminant. « Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est plus possible d’être un cancérologue général ou même un hématologue général, insiste Yves Béguin. Au sein même d’un domaine aussi spécialisé que l’hématologie, il faut aujourd’hui se sur-spécialiser si l’on veut rester au top. Et cela n’est évidemment possible que dans un grand centre. »

COMPLEXIFICATION ET CENTRALISATION

La centralisation de multiples compétences va bien sûr de pair avec de nouveaux modes de fonctionnement. « Il faut aller vers cette notion d’intégration et fonctionner de manière plus collégiale, notamment grâce à l’organisation de demi-journées thématiques sur tel ou tel type de cancer. Par exemple, si le lundi après-midi et le mercredi matin sont dédiés au cancer du sein, cela permettra à tous les spécialistes impliqués dans ce cancer de consulter dans des bureaux adjacents. Les infirmiers de liaison seront aussi là pour assurer un premier contact avec le patient et coordonner au maximum tous les soins. Nous avons ainsi sérieusement augmenté leur nombre. Nous organiserons aussi des consultations plurisdisciplinaires dans le même bureau, ce qui est évidemment avantageux au moment du diagnostic et de l’élaboration du plan de traitement, mais aussi en cas de rechute. » Le fil rouge : remettre le patient “au coeur” de la thérapeutique plutôt que de se concentrer exclusivement sur le cancer, sans prendre autant en compte la qualité de vie, le vécu de la maladie, les effets secondaires du traitement, etc.

Oasis-JLWAu premier étage de l’Institut, le centre de bien-être “Oasis” offrira ainsi un panel de ressources à disposition des malades : kinésithérapeutes, psychologues, diététiciennes, esthéticiennes, spécialistes du traitement de la douleur, cours de yoga, de stretching, d’autohypnose, etc. « L’Institut n’est pas qu’un bâtiment : c’est un réaménagement au service ultime des patients. Toutes ces personnes de support auront aussi des consultations et des locaux dédiés, et l’intégration des soins sera aussi complète que possible », résume le Pr Yves Beguin. Le bâtiment accueillera par ailleurs tout le pôle de la recherche clinique, en rassemblant les data managers et directeurs des études cliniques, afin de renforcer encore le dialogue entre la clinique et la recherche propre à un hôpital universitaire.

L’EXEMPLE DU MÉLANOME

Parmi les progrès en termes de traitement, c’est sans nul doute l’immunothérapie qui a changé la donne au cours des dix dernières années. Son principe consiste à amener les cellules immunitaires à “reconnaître” à nouveau les cellules cancéreuses comme anormales et à les détruire. « Pour le moment, les données sont surtout disponibles lors de maladies métastatiques où la guérison n’est plus possible, quoiqu’aujourd’hui on pense que l’immunothérapie permettra de guérir certains patients avec des métastases », explique le PrGuy Jérusalem, professeur à l’ULiège et chef du service d’oncologie au CHU de Liège.

Le mélanome est actuellement le cancer dans lequel les chercheurs possèdent le plus de recul par rapport à l’immunothérapie : 30% des patients traités pour un cancer métastatique sont toujours en vie après dix ans. « On espère vraiment que toutes ces personnes seront guéries à long terme », poursuit le Pr Guy Jérusalem. Dans la majorité des cancers, l’immunothérapie n’est cependant pas utilisée seule mais en association avec la chimiothérapie et/ou la radiothérapie : elle est en effet d’autant plus efficace que les cellules cancéreuses, détruites par la chimiothérapie ou la radiothérapie, libèrent des antigènes qui pourront être reconnus plus facilement par les cellules immunitaires. « Il y a aujourd’hui beaucoup de recherches pour associer ces médicaments au traitement classique. Dans les cancers dits “chauds”, les cellules immunitaires sont déjà présentes mais non fonctionnelles; elles restent comme paralysées par le micro-environnement. Il s’agit donc de les activer. Dans les cancers dits “froids”, les cellules immunitaires n’existent pas et il faut les amener », précise le spécialiste.

Par ailleurs, il est apparu qu’une frange de patients pouvait retirer un bénéfice très prolongé de l’immunothérapie. Car si presque tous les malades répondent à des traitements classiques ou ciblés pour une période de quelques mois seulement, la plupart développent ensuite des mécanismes de résistance. Dans l’immunothérapie, seuls 20% des patients vont répondre au traitement... mais pendant de longues années (le plus souvent) ! « Le défi est donc aussi de pouvoir identifier qui va répondre au traitement », résume le Pr Jérusalem. Certains marqueurs au niveau des cellules immunitaires (marqueur PDL1 par exemple) permettent aujourd’hui de donner une indication, même s’ils ne sont pas prédictifs pour toutes les pathologies. Ainsi, dans le cancer du sein métastatique, il faut que le PDL1 soit exprimé pour que le traitement soit efficace, mais, si on le donne dans un cancer du sein sans métastases traité par chimiothérapie et immunothérapie, le traitement est efficace avec ou sans expression du PDL1... Plus étonnant encore, dans le cancer du poumon, la réponse à l’immunothérapie sera meilleure si l’on est fumeur. « Les cellules cancéreuses des fumeurs présentent davantage de mutations au niveau génétique, ce qui va faciliter la reconnaissance d’une anomalie par le système immunitaire », observe le Pr Guy Jérusalem.

Ce principe s’applique aussi à certaines formes de cancer du côlon associées à une prédisposition héréditaire : là encore les mutations génétiques plus nombreuses favorisent l’immunothérapie. « On sait aujourd’hui que les cancers qui apparaissent dans un contexte héréditaire sont beaucoup plus nombreux que ce que l’on croyait. Or certains traitements ne sont efficients que chez des patients qui ont des anomalies mieux reconnues par le système immunitaire. Pour certains types de cancer du côlon, on se demande même si une immunothérapie seule n’est pas suffisante comme traitement, sans chirurgie puisqu’il arrive qu’on découvre qu’il n’y a plus de cancer colorectal au moment où l’on opère... »

Généralement beaucoup mieux tolérée que la chimiothérapie, l’immunothérapie permet aussi de traiter des personnes plus âgées, même s’il existe aussi des risques de toxicité dont il faut informer les patients, afin d’en repérer assez tôt les premiers signes. Autre bémol : le coût de l’immunothérapie qui avoisine les 10 000 euros par mois. Et un traitement peut durer un an ou plus pour les cancers métastatiques... D’où la nécessité de progresser dans l’identification des patients à qui elle sera bénéfique. Enfin, la prochaine étape, déjà en cours, est d’évaluer si l’immunothérapie permettra aussi de guérir davantage de patients si on l’introduit tôt dans le plan de traitement, à un moment où il n’y a pas encore de métastases visibles, mais où les facteurs pronostiques indiquent un haut risque de rechute.

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Photo : Cellules cancéreuses du colon (HCT116). En jaune, les microfilaments d'actine. En bleu, les noyaux.
© R. PEIFFER, Giga-Cancer, la boratoire de recherche sur les métastases
 

Révolution à l’intérieur de la révolution : l’immunothérapie cellulaire par cellules CAR-T constitue une forme particulière d’immunothérapie. Ces cellules sont des lymphocytes, une catégorie essentielle de globules blancs, prélevées au patient, transformées génétiquement pour mieux les armer contre les cellules cancéreuses, et cultivées en laboratoire pour en obtenir une quantité adéquate. « Nous sommes l’un des quatre centres belges agréés pour l’utilisation de ces cellules, explique le Pr Yves Béguin. Nous utilisons des cellules CAR-T fabriquées par plusieurs firmes pharmaceutiques, mais plus récemment, en collaboration avec une biotech néerlandaise, nous en fabriquons certaines nous-mêmes, dans notre laboratoire reconnu par l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé. On prélève des cellules du patient dans lesquelles on introduit une construction génique afin qu’elles puissent reconnaître une cible très spécifique d’une cellule cancéreuse (antigène) et se fixer sur elle. Cela provoque une réaction immune extrêmement puissante qui détruit les cellules cancéreuses. » Cerise sur le gâteau : le prélèvement, la culture et la réinjection de ces cellules au sein même de l’hôpital (sans passer par l’industrie pharmaceutique) permettent de réaliser le processus en une semaine (alors qu’il en faut généralement six), tout en diminuant les coûts de production.

À côté de l’immunothérapie, il faut encore signaler une autre catégorie de médicaments appelée à changer la donne dans les prochaines années : celle des immuno-conjugués, soit des anticorps monoclonaux chargés de chimiothérapie, lesquels vont la délivrer plus spécifiquement au niveau des cellules tumorales. « Le médicament se fixe sur la cible (l’antigène), reconnue par l’anticorps, détaille le Pr Guy Jérusalem. Il y a alors une internalisation de la molécule : la chimiothérapie est libérée dans la cellule tumorale, ce qui permet de la détruire. En plus, certains immuno-conjugués de dernière génération traversent la membrane plasmatique jusqu’aux cellules voisines qui, même si elles n’expriment pas la cible, peuvent être exterminées. Il s’agit donc d’une manière beaucoup plus sélective d’administrer la chimiothérapie puisqu’on peut amener en un site des doses de chimiothérapie qui, en administration intraveineuse classique, seraient beaucoup trop toxiques. » Cette nouvelle manière de procéder devrait conduire à l’apparition de nouvelles molécules disponibles dans les années à venir qui vont changer nos algorithmes de traitement et, on l’espère, permettre de guérir plus de patients et avec moins de séquelles thérapeutiques.

MATRICE EXTRACELLULAIRE :
UNE EXPERTISE LIÉGEOISE

Du côté du GIGA-Cancer, on se réjouit aussi de l’inauguration du nouvel Institut qui sera l’occasion d’accroître encore les collaborations entre les chercheurs et les cliniciens. « Ce n’est tout de même pas commun d’avoir sur le même site un hôpital universitaire et un centre comme le GIGA avec de telles plateformes technologiques, souligne la Pr Agnès Noël, biologiste au GIGA-Cancer. Si je travaille sur des cultures de cellules, avec des modèles très loin de la réalité, je peux me poser la question de la pertinence de ce que j’observe. Ici, je peux traverser le couloir et en faire part aux cliniciens. Et cela va dans les deux sens. Les cliniciens peuvent aussi me soumettre un problème qu’ils rencontrent. » Le GIGA-Cancer travaille sur de nombreux types de cancers : du sein, du col de l’utérus, du poumon, du pancréas, mélanome. « Nous essayons de comprendre comment la tumeur se développe et quelles sont les interactions entre les cellules tumorales et les cellules voisines, notamment les vaisseaux sanguins et lymphatiques, qui vont offrir des voies de dissémination aux cellules invasives et métastatiques, poursuit la Pr Agnès Noël. L’objectif est de comprendre comment la cellule se transforme et comment elle évolue au fil du traitement car on se rend compte aujourd’hui qu’au fur et à mesure que se développent de nouvelles thérapies, un certain nombre de patients récidivent parce que la tumeur s’est adaptée. La question est de savoir si elle était déjà résistante ou si elle est devenue résistante au cours du traitement. »

Cette résistance pourrait être liée aux cellules tumorales et aux cellules alentour : l’étude de ce micro-environnement tumoral – qui comprend les cellules inflammatoires, les cellules immunitaires, les cellules endothéliales qui forment les vaisseaux sanguins et lymphatiques, et les fibroblastes – est l’un des domaines de spécialité du GIGA-Cancer. On y étudie en particulier la matrice extracellulaire, un ensemble composé essentiellement de protéines comme le collagène et qui forme la charpente de support des cellules. « Quand les cellules migrent et quittent l’organe d’origine, elles empruntent des espèces de rails sur lesquels elles peuvent se déplacer. La matrice extracellulaire joue un rôle dans ce processus. Au GIGA, nous essayons de comprendre comment elle influence les propriétés des cellules tumorales mais aussi des cellules immunitaires. Car on sait que dans l’immunothérapie, dans certains cas, la cellule immunitaire n’arrive pas à atteindre les cellules tumorales à cause de certains obstacles. La matrice extracellulaire peut en être un. En effet, quand un cancer se développe, la matrice est sensiblement modifiée au niveau qualitatif et quantitatif. »

À noter que l’ULiège a joué un rôle pionnier dans la connaissance de cette biologie de la matrice extracellulaire, suite aux travaux, dans les années 1980 et 1990, de Charles Lapierre, ancien chef de service de la dermatologie, et de Jean-Michel Foidart, professeur de gynécologie-obstétrique. « Je suis une descendante de cette filière, raconte la Pr Agnès Noël. Et aujourd’hui, ces recherches sur la matrice un temps laissées de côté reviennent en force grâce aux nouveaux outils de microscopie et d’imagerie qui nous permettent des analyses beaucoup plus précises en trois dimensions, d’autant que nous avons au GIGA la chance d’avoir une batterie de microscopes et de plateformes technologiques à la pointe et puissantes. »

L’étude du micro-environnement peut concerner la tumeur primaire mais aussi d’autres organes ou les ganglions lymphatiques, par lesquels certains cancers comme le mélanome ou le cancer du col de l’utérus passent pour se métastaser. Parce que les recherches ont montré que des modifications pouvaient s’y développer avant même que les cellules tumorales ne soient là. « Avant, on pensait que les cellules tumorales quittaient la tumeur primaire, empruntaient les vaisseaux sanguins ou lymphatiques et arrivaient par la route anatomique normale jusque dans le poumon, le foie ou les ganglions. Mais depuis une dizaine d’années, on se rend compte que la tumeur primaire envoie bien avant des messages partout dans l’organisme tels que des protéines solubles ou des exosomes, ces sortes de “capsules spatiales” expulsées hors de la tumeur. C’est ainsi que vont se former des niches pré-métastatiques, sorte de petits nids douillets reposant sur des modifications tissulaires complexes (inflammation, activation de fibroblastes, dépôt de matrice extracellulaire, etc.). Donc, quand la cellule va former une métastase, elle arrive en fait dans un endroit qui est déjà “préparé” et favorable à sa prolifération. »

Malgré des progrès thérapeutiques majeurs, le cancer, on le voit, est encore très loin d’avoir révélé toute la complexité de ses processus... Plus que jamais, rassembler les compétences cliniques et de recherche semble primordial.

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