Vers une justice fiscale?

Un système plus simple, plus équitable, plus neutre

Dans Univers Cité
Dossier Ariane LUPPENS – Dessin Fabien DENOËL

Professeur de droit fiscal et codirecteur du Tax Institute à l’ULiège, membre du groupe de travail académique chargé d’étudier en profondeur les différents objectifs de l’actuel projet de réforme, Marc Bourgeois fait le point

Il aura fallu seulement six mois aux experts mandatés par le ministre des Finances, Vincent Van Peteghem, pour aboutir à un projet de réforme fiscale présenté dans une “Note de vision générale” au mois de juillet dernier. L’objectif ? Non pas une réformette mais bien la (re)construction d’un système fiscal plus simple, plus équitable, plus neutre, en un mot : plus moderne. La réforme se concentre sur trois chantiers essentiels : les revenus d’activité et de remplacement, les revenus du patrimoine et la consommation. Une première phase de la réforme devrait voir le jour dès 2023 déjà.

Le point avec Marc Bourgeois, professeur de droit fiscal et codirecteur du Tax Institute à l’ULiège, membre du groupe de travail académique chargé d’étudier en profondeur les différents objectifs de l’actuel projet de réforme.

La réforme part du constat évident selon lequel la pression fiscale sur le travail est excessive en Belgique et qu’il est primordial, ainsi que le prévoit l’accord de gouvernement du 30 septembre 2020, de réduire cette charge tant pour les salariés au sens large que pour les indépendants.

Le hasard du calendrier veut que la présentation des propositions par les experts ait coïncidé à quelques jours près avec le “tax liberation day”, le 15 juillet cette année en Belgique. À cette date, un travailleur cesse théoriquement de payer des impôts à l’Etat et dispose comme bon lui semble de son revenu. Parmi l’ensemble des pays de l’Union européenne, seules l’Autriche et la France ont “un jour de libération fiscale” un peu plus tardif. Une réalité qui vient battre en brèche l’a priori selon lequel, comparativement avec les pays scandinaves, nous serions encore peu taxés. Il est toutefois important de préciser que ce jour de libération comprend l’ensemble de la charge fiscale et parafiscale pesant sur les revenus alors que la réforme voulue par le ministre Van Peteghem exclut les cotisations sociales – qui relèvent de la compétence d’autres ministres –, une charge pourtant substantielle sur les revenus du travail.

Pour Marc Bourgeois, professeur en droit fiscal et en droit des finances publiques à l’ULiège, il serait injuste d’affirmer que rien n’a été fait par le passé pour alléger le poids de la fiscalité sur le travail : « La réflexion avait commencé dès 2001 au moment de la réforme initiée par le gouvernement Verhofstadt et s’était ensuite poursuivie sous le gouvernement Michel avec le fameux “Tax Shift” en 2015 ». Autrement dit, avec le Tax Shift, le “tax liberation day” intervenait déjà 24 jours plus tôt qu’auparavant. Un progrès, certes, mais bien timoré au regard des enjeux… de taille. En effet, observe le Pr Bourgeois, « il faut sauvegarder le système de Sécurité sociale, lutter contre la pauvreté, organiser la transition écologique et climatique et permettre des investissements utiles à la construction de la société et de l’économie de demain ».

Il faut également mettre fin aux effets pervers induits par le système actuel conduisant à des aberrations dénoncées depuis belle lurette. Ainsi, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, il n’est pas toujours financièrement avantageux de travailler, de travailler plus, ou encore d’accepter une promotion. Des mécanismes tels que le bonus à l’emploi existent d’ailleurs déjà afin de contrer le “piège à l’emploi”, mais ils sont trop modestes.

DÉSÉQUILIBRÉ ET INADAPTÉ

Enfin, disons-le tout net : « Notre système fiscal est déséquilibré et n’est plus adapté aux besoins de la société et de l’économie”, comme on peut le lire dès les premières lignes de l’épure du ministre. » Et de poursuivre : « Notre fiscalité est encore orientée vers les personnes qui se marient, ont plusieurs enfants, construisent une maison individuelle, possèdent chacune une voiture fossile et travaillent pour le même employeur pendant 40 ans. » Un profil qui, il faut le reconnaître, correspond à une proportion encore importante de contribuables mais qui est aussi le reflet du manque de neutralité de l’impôt tel qu’il se présente actuellement. « Le système est tout sauf neutre. Il incite ou il “désincite” très fortement en matière de travail et d’augmentation de l’activité. Il influence aussi beaucoup le type d’investissements que l’on fait en encourageant certains d’entre eux plutôt que d’autres, sans véritables justification économique. Or, ce n’est que dans des cas exceptionnels que la fiscalité doit influencer les comportements, lorsqu’un objectif précis est poursuivi : les pollutions, par exemple, vont être davantage taxées afin de les décourager », explicite le Pr Marc Bourgeois.

Pudiquement qualifié de “complexe”, le système fiscal actuel empile les dérogations et les exceptions, ce qui le rend peu lisible et peu compréhensible. « Je suis directeur du master de spécialisation en droit fiscal et je vois le degré de technicité et de complexité auquel les étudiants sont soumis pour comprendre et mémoriser l’ensemble. Le système est également difficile à administrer par les fonctionnaires censés le faire respecter. Et pour le contribuable, anticiper les conséquences fiscales d’une activité ou d’un comportement est une tâche ardue, et une réelle source d’insécurité juridique. »

BAISSE DE LA FISCALITÉ SUR LES REVENUS DU TRAVAIL

Comment alors aboutir à une “bonne fiscalité” qui conjugue efficience et neutralité, redistribution, simplicité et sécurité juridique ? « Aborder en quelques lignes l’ensemble des propositions des experts est utopique mais on peut pointer certaines mesures qui traduisent bien l’esprit du projet de réforme », note le Pr Marc Bourgeois.

Tout d’abord, les taux d’imposition pourraient être réduits et les tranches d’imposition corrigées. Actuellement, il existe quatre tranches d’imposition en Belgique : 25% (de 0,01 euro à 13 870 euros), 40% (de 13 870 euros à 24 480 euros), 45% (de 24 480 euros à 42 370 euros) et 50% (pour les plus de 42 370 euros). À cela s’ajoute une quotité exemptée d’impôt de 9050 euros (exercice 2022). À la lecture de ces barèmes, il apparaît évident que le système est non seulement défavorable aux petits salaires au-dessus de la quotité exemptée, mais également aux revenus moyens taxés à 40 et 45%. « C’est la raison pour laquelle l’idée est de jouer sur ces deux dernières tranches d’imposition. Pourquoi ? Parce que pour la classe moyenne, on arrive vite à la tranche de 50% alors qu’il ne s’agit pas forcément de émoluments plantureux. Dans le projet, nous avons donc suggéré, mais sans chiffrer, que les tranches de 40 et 45% soient étendues. » Quid de la première tranche alors ? « Notre proposition se combine avec une augmentation de la quotité exemptée d’impôt. Il faudrait viser un montant supérieur à 13 000 euros afin de réellement apporter une amélioration à la situation des petits revenus. Le problème aujourd’hui, c’est que le revenu minimum détaxé est inférieur au revenu minimum d’intégration (fixé à 773,80 euros par mois) puisque la quotité exemptée de base, sans tenir compte des enfants à charge, s’élève à 9050 euros par an. »

L’épure présentée par le ministre à la suite de la publication de la note des experts semble aller dans le sens voulu et communique même quelques chiffres, absents de la note de vision générale. Les nouveaux barèmes fiscaux pourraient, si la réforme était adoptée en l’état, se présenter de la manière suivante. Pas de changement en ce qui concerne les fourchettes d’imposition hormis l’apparition d’une cinquième tranche taxée à 50% pour des revenus excédant les 84 740 euros. En revanche, les tranches de 40 et 45% tomberaient respectivement à 35 et 40%. La tranche actuellement taxée à 50% ne le serait plus qu’à 45%. Enfin, la quotité exemptée d’impôt s’élèverait à 13 390 euros. Notons que la première phase de la réforme porterait uniquement sur le relèvement de la quotité exemptée : les modifications du barème progressif et des tranches et taux ne matérialiseraient qu’ultérieurement, lors de la seconde phase de la réforme.

Mais qui dit “baisse”, dit “compensation”. « Nous proposons de supprimer un certain nombre de niches fiscales qui, rappelons-le, ont été créées afin d’atténuer le poids de la fiscalité sur les revenus du travail en Belgique, et en particulier ceux de la classe moyenne supérieure. Jusqu’à présent, la logique était d’introduire toujours plus d’avantages au fur et à mesure que la fiscalité s’alourdissait. C’est le cas pour les cadres supérieurs par exemple. Il est temps d’y mettre fin. C’est inefficace et inefficient. Cela provoque des distorsions et c’est tout sauf neutre. En effet, tous les travailleurs n’y ont pas accès. »

De quels avantages parle-t-on exactement ? Dans la note, il est question à titre d’exemple des chèques-repas, des chèques sport et culture ainsi que des écochèques. À nouveau, si l’on se base sur l’épure du ministre, l’on apprend que l’ensemble de ces avantages extralégaux seront traités comme une rémunération, à l’exception des chèques-repas, un soutien financier considérable pour de nombreuses familles. Désormais, rémunérer les travailleurs en argent doit devenir la norme.

La norme ? Oui. Mais hormis la voiture de société qui a déjà fait couler tant d’encre. À l’origine, elle se trouvait bien dans le viseur des experts. « Mais, soutient le Pr Bourgeois, pendant que les académiques réfléchissaient, le gouvernement a fait adopter une loi sur le verdissement de la fiscalité sur les véhicules de société qui prévoit de conserver l’avantage fiscal mais uniquement pour les véhicules “zéro émission”, c’est-à-dire les véhicules électriques ou à hydrogène le cas échéant. On va donc vers une vraie révolution du parc automobile en matière de véhicules de société. Nous pouvions donc difficilement appeler à supprimer cet avantage dans ce contexte. » On note encore la réforme du régime de faveur des droits d’auteur qui a suscité de nombreuses réactions à la fin de l’année 2022.

TAXATION DU PATRIMOINE

Sans avoir de boule de cristal, il y a fort à parier que les propositions des experts concernant les revenus du patrimoine pourraient devenir la pomme de discorde de ce projet de réforme. D’ailleurs, les récents échanges particulièrement vifs entre Mark Delanote, coordinateur de la note de vision générale, et Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur (MR), donnent un aperçu des discussions. L’idée est de « taxer les revenus du patrimoine au niveau fédéral de la même manière, quelle que soit la nature de l’investissement ou de l’épargne. Peu importe que j’investisse dans des actions, dans des immeubles, dans des obligations, il faut tout taxer de la même manière ». Un taux d’imposition proportionnel unique de 25% (selon l’épure) s’appliquerait alors à tous les revenus récurrents du patrimoine, quelle que soit leur importance. La taxation des loyers réellement perçus est bien sûr sur la table.

Par ailleurs, un taux réduit de 15% est prévu pour les plus-values sur les produits financiers et pour les plus-values sur la vente d’une habitation non propre. « Notre projet vise à introduire une vraie taxation des plus-values. C’est un sujet très sensible car la Belgique est l’un des rares pays où les plus-values sur actions échappent à l’impôt. » Néanmoins, une compensation serait prévue puisque « nous proposons aussi de déduire, le cas échéant, les moins-values. C’est une cohérence nécessaire. De plus, il y aurait aussi un abattement généralisé pour l’ensemble des revenus du patrimoine. Chacun aurait droit à un montant donné de rendements du patrimoine quel qu’il soit, sans payer de charges fiscales. Comme la quotité exemptée pour les revenus d’activité ». L’épure précise qu’il s’agirait d’une exemption générale annuelle de 6000 euros qui favoriserait la constitution d’un patrimoine.

Le Ministre travaille sur une réforme qui sera réalisée en deux phases : une première en 2023 et une seconde à l’horizon de la fin de la législature. Tout l’enjeu sera de résister aux lobbys (très) nombreux et aux tractations politiques qui s’échinent à détricoter le plan d’ensemble. « Il y a fort à parier que cette réforme ne contiendra à la fin que quelques-uns des éléments que nous avons mis en avant. Mais c’est le verre à moitié plein qu’il faut regarder », conclut le Pr Bourgeois.

Redistribution ?
Le compte n’y est pas

L’avis de Bernard Bayot , directeur de Financité

La fiscalité doit se focaliser sur l’essentiel. […] Des impôts qui génèrent des revenus selon le principe que les épaules les plus solides supportent les charges les plus lourdes.“ Ce principe est exposé en toutes lettres dans l’avant-propos de l’“Épure pour une vaste réforme fiscale”. Bernard Bayot, directeur de Financité, note néanmoins plusieurs bémols.

Le premier porte sur le fait que la règle d’une globalisation totale a été abandonnée au profit de la “dual income tax”, c’est-à-dire le fait de conserver deux statuts fiscaux séparés, pour les revenus du travail et pour les revenus du patrimoine. « Notre préférence allait vers une globalisation totale, 1 euro = 1 euro, peu importe son origine. » De plus, « pourquoi une quotité exemptée de 6000 euros pour les revenus du patrimoine ? Chez Financité, on milite depuis des années pour la promotion de la constitution d’un patrimoine pour tous. Aujourd’hui, 10% des ménages en Belgique ont, pour toute réserve financière, moins d’un mois de recette. Il est évident que le moindre accident de la vie (une séparation, un accident, une perte d’emploi, etc.), plonge ces gens dans de très sérieuses difficultés. Il est donc primordial d’augmenter les revenus des plus faibles de manière générale et de mettre en place des incitants publics afin de permettre la constitution d’un patrimoine, même modeste. Or, quel est le profil économique de ceux qui perçoivent plus de 6000 euros de revenus de patrimoine ? Clairement, ce ne sont pas les plus modestes ! »

Le deuxième bémol concerne les nouvelles tranches d’imposition. « La proposition du ministre favorise en fait les revenus élevés en réduisant de manière linéaire la taxation. Ainsi, si vous vous situez dans la dernière tranche, taxée à 50%, vous cumulez tous les bénéfices. Si ces nouveaux barèmes devaient être adoptés, ce serait une occasion ratée de créer plus de justice fiscale entre les différents revenus du travail, même si diminuer l’imposition tout en augmentant la quotité exemptée va dans le bon sens. »

L’inéquité, c’est aussi, selon Bernard Bayot, de ne pas avoir supprimé la voiture de société, même électrique. « Cette niche fiscale pose problème sur le plan environnemental et déforce le financement de la Sécurité sociale. »

Enfin, même si le contexte international pèse singulièrement sur la dernière partie de la réforme consacrée aux charges sur la consommation et la pollution, il n’en demeure pas moins que ce qui est prévu en termes de TVA ressemble à « un vrai jeu de dupes ». En effet, « on a réduit la TVA sur l’électricité à 6% et, si je comprends bien, on dit qu’on va harmoniser tous les taux de 6 et 12% à 9%. Or, en réalité, il n’y a pratiquement pas de taux à 12%. Cela revient donc en fait à passer de 6% à 9%, y compris sur l’électricité ! On augmente de ce fait la taxation indirecte, la moins sociale de toutes les taxes ».

Enfin, Bernard Bayot pointe la volonté du gouvernement de créer un crédit d’écotaxe pour les familles vulnérables, crédit financé par la taxe CO2. « L’objectif est louable mais attention aux effets pervers : ce sont les bas revenus qui ont le moins d’alternatives dans leurs choix de consommation. Des mesures visant à pénaliser les mauvais comportements pour l’environnement pourraient frapper ce public-là. Gare alors à l'effet "gillets jaunes" ! »

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