Rien ne justifie la violence conjugale

Le dialogue entre Fabienne Glowacz et Jean-Louis Simoens

Dans
Entretien Patricia JANSSENS - Photos Jean-Louis WERTZ

La crise sanitaire de 2020-2021 a confirmé l’ampleur des violences conjugales. Cette réalité, bien connue des services sociaux, a trouvé un écho appuyé dans les médias et s’est imposée à la table des autorités politiques

Durant ce moment singulier, le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) de Liège a reçu des appels par milliers comme en témoigne le coordinateur de la ligne d’écoute, Jean-Louis Simoens.
À l’ULiège, la Pr Fabienne Glowacz de la faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’éducation, a lancé une enquête en ligne au début de la crise Covid1, questionnant les violences entre partenaires pendant le confinement et les liens avec la santé mentale. Regards croisés sur un processus qui dépasse le simple contexte.

Le Quinzième Jour : Comment expliquer l’accroissement des violences intrafamiliales durant la crise ?

GlowaczFabienne-Hor-JLWFabienne Glowacz : Le confinement, l’enfermement dans le “chez soi”, a entraîné des tensions dans des couples et peut avoir renforcé les violences préexistantes entre partenaires. Il a surtout accéléré l’escalade de la violence. La proximité quotidienne accrue des couples, la promiscuité parfois et la limitation d’accès aux autres espaces sociaux et publics (professionnels, récréatifs, sportifs, etc.), qui contribuent habituellement à la régulation des tensions et au bien-être des personnes, l’expliquent pour une grande part. De nombreuses études ont montré par ailleurs que les mesures restrictives mises en place par les gouvernements du monde entier – des mesures sans précédent dans l’histoire de la santé publique – ont généré une détresse psychologique importante. Or l’augmentation de l’anxiété et de la dépression est associée au contexte d’intolérance et d’incertitude², incertitude qui, rappelez-vous, était majeure en début de pandémie. Ce sont des facteurs de risque de violence physique et psychologique, ce que notre étude a confirmé pour la période de crise.

La crise sanitaire a eu un effet de révélateur de l’existence de violences au sein des familles, connues depuis longtemps mais rendues particulièrement visibles par le discours politique et médiatique. Pourtant, le fait n’est pas neuf : les violences conjugales (et intra-familiales) sont dénoncées par les féministes depuis les années 1970 dans une perspective d’inégalité de genre au sein de la société patriarcale qu’est la nôtre. Depuis lors, plusieurs collectifs et associations se sont mobilisés massivement en faveur des victimes et n’ont eu de cesse d’attirer l’attention du monde politique, judiciaire et policier sur cette problématique.

Le monde politique belge et la population ont (enfin) pris conscience de la réalité et compris une chose essentielle : la violence (physique, psychologique, sexuelle) entre partenairesintimes est un problème social auquel il faut apporter des solutions. Au moins la crise aura eu cette vertu : déclencher, de manière très rapide, des actions concrètes.

Jean-Louis Simoens : La mobilisation a effectivement été immédiate et a revêtu un caractère d’urgence. Les médias ont tiré la sonnette d’alarme, évoquant la plus grande fragilité des victimes, totalement isolées, et dès lors placées dans une situation infernale. Pourtant, on aurait pu penser le contraire ! L’auteur des coups ou des injures est en effet quelqu’un qui veut contrôler la vie de sa ou de son partenaire. Et le confinement le permettait puisque le couple et la famille étaient constamment au domicile. Mais manifestement, cet espoir s’est avéré inexact.

F.G. : Sur les 1532 adultes (80,8% de femmes) ayant répondu à l’enquête, un tiers des personnes ont expérimenté de la violence dans leur couple pendant le confinement. La prévalence des agressions physiques était significativement plus élevée chez les hommes, tandis que celle des agressions psychologiques (comprenant à la fois la perpétration et la victimisation) était supérieure chez les femmes. Cette violence était susceptible de survenir dans des contextes de plus grande promiscuité dans le logement et de plus grande détresse psychologique.

Fait intéressant : les hommes ont été plus nombreux à reconnaître une augmentation des violences. C’est un premier pas vers une prise de conscience de leur agressivité dans un contexte d’enfermement. Autre observation notable de l’étude : les dynamiques de violences. 84% des auteurs de violences se déclaraient également victimes, et la majorité des victimes déclaraient avoir aussi été auteures de violences.

Cela nous ramène à la distinction de deux formes de violences conjugales : le terrorisme intime et la violence de couple situationnelle. Le terrorisme intime s’inscrit dans une dynamique cyclique où l’agresseur utilise diverses stratégies pour contrôler et terroriser le partenaire, y compris les violences psychologiques, physiques et sexuelles, ainsi que l’intimidation et les menaces. La violence de couple situationnelle, elle, émerge lorsque un conflit dégénère sans que ne s’observe nécessairement ce processus de domination. Si les désaccords sont présents dans tous les couples, chez certains d’entre eux, les hostilités augmentent en fréquence et en intensité : elles peuvent aboutir à des actes violents, voire très violents.

Notre étude a permis de mieux appréhender ce type de violence situationnelle, parce qu’elle est plus fréquente et parce que l’enquête en ligne n’a sans doute pas permis de toucher les victimes du terrorisme intime qui se retrouvent isolées, sans pouvoir répondre à ce type d’enquêtes, ou ne sont accessibles que lors de l’hébergement au sein de services comme le CVFE. Toutefois, tant nos résultats que les observations cliniques au sein des services spécialisés rendent compte d’une intensification et d’une accélération de l’escalade de la violence pendant le confinement et la crise.

LQJ : Quelle a été la réaction des pouvoirs publics et de l’opinion publique ?

SimoensJeanLouis-Hor-JLWJ.-L.S. : Il y a eu des campagnes d’affichage afin de sensibiliser toute la population. Les médias, en évoquant le sujet à maintes reprises, ont contribué à considérer les violences intrafamiliales non plus comme un problème privé mais comme un phénomène de société. Au niveau des autorités, une “Task force” a été constituée, regroupant plusieurs cabinets politiques (Christie Morreale, Bénédicte Linard, Valérie Glatigny, Alain Marron3), ainsi que diverses associations de terrain, dont le CVFE. L’urgence était telle que cette plateforme s’est réunie une ou deux fois par semaine durant deux ans. Des moyens financiers notables ont été accordés pour secourir les victimes.

Grâce à cela, le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion a renforcé le dispositif de la “ligne d’écoute” : nous avons démultiplié les lignes et engagé du personnel pour faire face à l’amplification des besoins. Cependant, nous nous sommes rapidement rendu compte qu’une écoute de qualité (et donc longue) était très malaisée, raison pour laquelle nous avons ouvert un “tchat” plus facilement praticable en cas de détresse.

En avril 2020, nous avons reçu trois fois plus d’appels (voir le tableau). Nous ignorions si le confinement allait générer de “nouvelles” violences. Hélas, ce fut bien le cas. Au bout du fil, il y avait une grande détresse, des accès de panique, des personnes au bord du suicide. On sentait les personnes beaucoup plus fragiles, plus vulnérables. Une grande partie des communications, un tiers environ, émanait de la famille, d’amis, de collègues inquiets. C’est très intéressant parce que cela prouve qu’un réseau protecteur existe autour de la victime, dans la discrétion et la bienveillance et que, inversément, et sans même jamais oser une confidence, la victime de violences conjugales se sent protégée dans son cadre de travail.

F.G. : Le soutien par les pairs et le réseau social est sans équivalent. Pouvoir parler, être épaulée et protégée permet de faire face à la honte et à la peur ressentie par la victime. La crise a mis en lumière ce que 50 ans de “combat féministe” et de revendications du monde associatif avaient dénoncé. Grâce à cette sensibilisation notamment, les risques liés au confinement ont été correctement évalués et, très rapidement, des dispositifs ont été mis en place : accroissement du nombre de places d’accueil dans les refuges existants ; mise à disposition de chambres d’hôtels pour les femmes et mères avec enfants ; nouveaux dispositifs d’écoute dans les pharmacies, etc. La crise a aussi révélé les besoins en termes d’accompagnement psycho-social.

Mais, si les appels ont été beaucoup plus nombreux, le nombre de plaintes judiciaires pendant cette période, lui, n’a pas augmenté.

J.-L.S. : Pour la première fois, nous avons reçu, pendant le confinement, davantage d’appels émanant d’auteurs de violences. Et cela continue. Certains sont complètement démunis face à leurs accès de colère qui se traduisent en brutalités. Les victimes, elles, disent que le confinement “n’a rien changé” : l’enfermement, la privation de liberté, le stress, la peur sont leur lot habituel. Simplement, la crise a montré à tout le monde ce que qu’elles vivaient au quotidien.

F.G. : Pour revenir aux données de l’étude, il est important d’inscrire les violences conjugales dans une contexte sociétal plus large que celui de la crise pandémique, car les crises qui se succèdent fragilisent le bien-être, la santé mentale, les conditions de vie, l’accès aux ressources. La multiplication de ces vulnérabilités psycho-sociales expose aux stress multiples et, en conséquence, au risque de violences. Les professionnels relèvent actuellement une augmentation de demandes d’aide pour des situations plus sévères au sein de populations spécifiques comme les étudiants et les jeunes déscolarisés.

LQJ : Comment se porte le secteur à présent ?

F.G. : Les professionnels du secteur psycho-social sont très éprouvés. Elles (ce sont majoritairement des femmes) se sont fortement impliquées dans un état d’urgence et accusent le coup de façon différée. Elles ont été exposées à des traumatismes sévères et ont ressenti un sentiment d’impuissance devant des situations anxiogènes. Parfois en télétravail4, elles ont dû faire face tout en s’occupant de leur famille ; l’effritement de la frontière entre le privé et le travail
les a aussi fragilisées.

Aujourd’hui, le manque de reconnaissance pour leur implication, pour leur mobilisation, provoque un sentiment d’abandon et on note, par une sorte d’effet rebond, des effondrements, des burn out et de l’absentéisme. Il me paraît absolument nécessaire de valoriser l’expérience acquise des acteurs et actrices de terrain et de proposer des espaces d’intervision et d’échanges, de paroles et de bien-être.

J.-L.S. : Les équipes étaient “sur le pont” pendant la crise et ont eu, à juste titre, une sensation d’utilité énorme. Il fallait être à la hauteur. Mais le sentiment d’impuissance est venu très vite, car le réseau d’aide était indisponible. Or seul on ne peut pas secourir valablement une personne en détresse. Les lignes d’écoute sont un lieu intermédiaire, pas un lieu où se prennent des mesures concrètes. Dès lors, on tourne en rond si la police, la justice, les refuges ne peuvent pas intervenir ! Je tiens cependant à dire que les équipes ont fait preuve de résilience et d’un grand professionnalisme. L’élargissement des plages horaires vers le 7j/7 à la ligne d’écoute en est la preuve. Et je sais que le secteur de l’hébergement au CVFE a multiplié les initiatives pour mettre des dames et des enfants à l’abri.

LQJ : Une crise amène toujours des changements. Lesquels dans ce cas?

J.-L.S. : L’analyse de la violence conjugale avancée par les féministes de la première heure est mieux comprise et mieux partagée, me semble-t-il. Il y a une “dimension genre” dans l’équation. Les violences conjugales disent quelque chose de la place des femmes dans notre société. Et de la place de l’homme surtout !

GlowaczFabienne-Vert-JLWF.G. : La parole féministe qui dénonce un système patriarcal tout puissant est maintenant entendue, non plus comme des vociférations idéologiques mais comme une clé de lecture du monde. Une lecture d’un système qui, indirectement, permet les violences conjugales.

J.-L.S. : Les temps étaient sans doute mûrs pour cela. #Meetoo a ouvert les yeux sur l’éventail des violences faites aux femmes, en ce compris le harcèlement moral et sexuel. Quelques livres ont marqué notre histoire récente : Le consentement de Vanessa Springora et La familia grande de Camille Kouchner, par exemple. L’ensemble a provoqué un sursaut dans les consciences et dans le concret : en juin dernier, une réforme a introduit dans le code pénal belge la notion de “consentement affirmatif”. C’est une décision capitale.

F.G. : Autre avancée très récente et fondamentale : le gouvernement belge vient d’approuver l’avant-projet de loi “#StopFéminicides” de Sarah Schlitz, secrétaire d’État à l’Égalité des genres. Cette loi définit la notion de “féminicide” et renforce les droits et la protection des victimes. Elle organise la collecte et la publication de statistiques officielles sur les féminicides et institue une formation sur les violences de genre à l’intention des policiers et des magistrats.

L’époque est à la libération de la parole des femmes, dans tous les milieux (cinéma, télévision, sport, édition, Église, etc.) : elles osent maintenant s’exprimer publiquement. Le milieu estudiantin, lui aussi, est concerné : des jeunes filles dénoncent maintenant des pratiques douteuses et inacceptables au sein des institutions. D’ailleurs, la ministre Valérie Glatigny, consciente de la problématique, a lancé un marché public pour mener une étude sur le harcèlement et les violences dans l’enseignement supérieur (voir encadré).

SimoensJeanLouis-Vert-JLWJ.-L.S. : Je suis heureux que l’on sensibilise les jeunes. Car nous recevons très peu d’appels d’étudiants à la ligne d’écoute. Sans doute, l’expression “violence conjugale” est-elle associée aux vieux couples..., mais la réalité est toute autre. Je voudrais encore ajouter une chose : si notre époque est plus ouverte sur ces questions, elle est aussi plus à même de comprendre qu’il faut également s’intéresser aux hommes agressifs car ils sont aussi – de manière inconsciente souvent – victimes d’un système. Les prendre en charge, c’est sécuriser les victimes, d’autant que les partenaires intimes manifestent souvent des comportements ambigus. Beaucoup de femmes battues ne déposent pas plainte parce qu’elles ne veulent pas priver les enfants de leur père ou envoyer leur conjoint en prison. Dédiaboliser les auteurs est aussi, me semble-t-il, un enjeu crucial pour l’ensemble.

F.G. : Une évaluation des besoins de protection des protagonistes, du risque de passage à l’acte violent, des besoins des victimes, des auteurs, des enfants au sein de ces familles est nécessaire, quelles que soient les décisions prises ensuite. Soit la poursuite de la relation, soit la séparation, qui est un temps particulièrement délicat, générateur de violences, voire de féminicides. Ou, cela arrive, d’agression de l’auteur par la victime, épuisée par les comportements, les injures de son ex-partenaire (on parle d’impasse psychique). Sortir de la spirale de la violence est un processus long et complexe. Mais ce qui est acquis est acquis : les violences conjugales sont maintenant prises au sérieux par les institutions publiques. Ce nouveau regard sur les inégalités de genre durant la crise amènera peut-être, je l’espère, un changement de paradigme économique et social.

Quelques chiffres

Selon la World Health Organisation (2018), près d’une femme sur cinq serait victime de violence conjugale en Belgique.
En mars 2020, la ligne d’écoute a reçu 1652 appels (soit 23% de plus qu’en mars 2019).
En avril : 3284 appels, soit 207% de plus que l’année précédente.
Au total, en 2020, il y a eu 21 704 appels, soit 60 chaque jour, ce qui représente une augmentation de 36,75% par rapport à 2019.
87% des appels émanent de femmes, 13% d’hommes. Dans 90% des cas, les victimes sont des femmes.
En 2021, le site internet a été visité par 188 349 personnes.
voir le rapport d’activité 2021 de la ligne d’écoute violences conjugales

0800 30 030

La ligne “Écoute violences conjugales ”

Cette ligne s’est développée sur base d’une convention entre le SPW et l’ABSL Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE), au nom du partenariat “Pôles de ressources spécialisées en violences conjugales et intrafamiliales” (qui regroupe l’ASBL Solidarité Femmes, le CVFE et l’ASBL Praxis).
Ces Pôles de ressources remplissent trois missions : l’écoute téléphonique, l’orientation et l’information aux victimes, aux auteurs, à leur entourage ainsi qu’à toute personne confrontée à la problématique des violences entre partenaires.
Écoute violences conjugales, tél. 0800 30 030, service gratuit et anonyme, 7j/7 et 24h/24, site www.ecouteviolencesconjugales.be

BEHAVES

La ministre Valérie Glatigny a lancé un marché public pour mener une étude sur le bien-être, le harcèlement et les violences dans l’enseignement supérieur (BEHAVES). Il a été attribué à l’équipe de la Pr Fabienne Glowacz.
L’objectif est de dresser un état des lieux des situations de harcèlement, de violence et des dispositifs mis en oeuvre au sein des institutions.
Une enquête en ligne, adressée à tous les membres des établissements d’enseignement supérieur (personnel et étudiant·es) de la Fédération Wallonie-Bruxelles sera lancée en février et diffusée jusqu’à la fin mars 2023.

Partager cet article