Tout est loin

Sélection de textes de Karel Logist

Dans Ici et ailleurs

Le Quinzième Jour invite Karel Logist à lui confier quelques extraits de son dernier recueil de poèmes en date, Tout est loin.

En 1988, j’ai commencé à travailler à l’ULiège, au centre informatique de Philosophie et Lettres. La même année paraissait mon premier recueil de poèmes, Le Séismographe. Depuis lors, peu de changements, si ce n’est que je suis passé de la résidence André Dumont, à la faculté de Droit et que j’ai publié quelques autres livres. Et voici que Le Quinzième Jour m’invite à lui confier quelques extraits du dernier en date, Tout est loin. Ce que je fais ici, et avec plaisir.

 

Karel Logist

Le lilas blanc
qui fleurit
sous mes fenêtres
ne réclame pas d’eau
et n’épie pas le vent du soir
Il habite parfaitement
l’instant de son parfum
et lui non plus
n’aura pas fait
le grand voyage.

 

Lorsque je pense à moi, quand je me réfléchis et tente
d’esquisser de moi-même une image mentale, à la fois
physique et morale, un tant soit peu précise, je n’y arrive
plus comme par le passé. Se dessinent aujourd’hui,
derrière mes paupières closes, au bout d’heures d’effort,
une masse floue, une gelée informe, une silhouette
vague. Le portrait que j’obtiens au fil des mises au point
ne me semble jamais net, ni pour les lignes du visage ni
pour les traits du caractère. Il est comme enfermé dans
une enveloppe d’ombres et les couleurs de ses contours
m’évoquent un amalgame de rouille et de poisse. Comme
si j’avais contracté, à force de vivre reclus dans la chambre
noire et moite de mes regrets, sans sexe ni commerce
avec mes dissemblables, une maladie de l’apparence, le
virus des ténèbres.

 

Comme ils ont l’air vieillis
mes mots de tous les jours
avec cet embonpoint
qui leur vient peu à peu
imperceptiblement
à la rime et aux hanches
Se sont-ils fatigués
à décrire un amour
à courir après lui
à le suivre à la trace
de phrases en paragraphes
et de pages en chapitres ?
Je les charrie un peu
au sujet de leurs rides
mes mots de tous les jours
Bien sûr que je les aime
car je sais qu’ici-bas
je ne trouverai point
de meilleurs compagnons
pour chanter mes saisons
ou dire mes chagrins.

 

Tandis que j’avale des couleuvres
que plus aucun fakir ne charme
mes poèmes vont dans des livres
dont le silence coud les pages
et leurs syllabes sur des lèvres
que plus personne ici n’embrasse.

 

Vivre seul, c’est veiller au moindre de ses gestes, par peur
des faux mouvements. C’est se parler à voix haute, pas trop
souvent, mais avec gentillesse. Parfois aussi se taire pour
ne pas se tarir. C’est mesurer d’une caresse le calendrier
de la poussière. C’est honorer des rendez-vous avec un
fantôme insomniaque. Vivre seul, c’est chanter à tue-tête
dans un pommeau de douche, sans crainte de représailles.
C’est garder les mêmes pantoufles même si elles sont à
bout de souffle. C’est ne pas vider le lave-vaisselle tant qu’il
ne pipe mot. Vivre seul, c’est revoir trois fois le même film,
parce que Scarlett est belle. Vivre seul, c’est vouloir, dans
la danse des draps, me serrer dans mes bras comme tu le
faisais. Vivre seul, c’est ne pas nommer la solitude.

 

Ça ne changera pas
le monde ni sa farce
si ma chambre en novembre
est froide sans son rire
fugace dans la fuite.
Il se peut que quelqu’un
à qui je le dédie
ne lise pas ce poème
dans lequel je m’efface
au profit du silence.
Je salue ce fantôme
qui se profile encore
dans le reflet durable
de ma mémoire en feu
et lui demande d’être
un jour heureux, un peu.

 

Ta vie est ce ruban de plage, le long duquel des jours
semblables, sous la dune des lendemains, ont ensablé ta
solitude. Dans le remous, tu mets en scène des rodéos
avec les vagues. La mer ne se lasse jamais des jeux gamins
que tu proposes. Contre tes ciels, le vent déploie, sous la
bascule des nuages, plus de cerfs-volants que d’oiseaux.
Où que tu ailles, tu emportes, sur tes épaules de papier, le
fantôme de l’insouciance.

 

Les années n’y font rien Nous sommes
les enfants de nos paysages
de leurs heures d’ennui fertile
Nous tournons lentement les pages
d’un livre qui salit les doigts
et rembobine les décors
jamais les gestes ni les choix
Nous avançons avec des moues
de ciels de pluie et d’hivers pâles
dans notre lecture assommante
du livre qui mange nos jours.

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