Tirage au sort, oui ou non ?

Carte blanche à Geoffrey Grandjean

Dans Omni Sciences
Photos Jean-Louis WERTZ

Loin d’être renvoyé aux calendes grecques, le tirage au sort est d’une étonnante actualité en Belgique. Un colloque international à l’ULiège, s'est penché sur le sujet

Professeur de science politique à l’ULiège, Geoffrey Grandjean est également chercheur associé à l’École de droit de Sciences Po Paris. Alors qu’un sondage* sur l’état de la démocratie belge montre que 20% des Belges seraient prêts à renoncer à la démocratie, que 4 % des répondants rêvent d’un dictateur et 16 % d’un parti unique, le Pr Geoffrey Grandjean s’interroge sur notre mode de scrutin : faut-il voter pour élire nos représentants ou procéder à un tirage au sort ?

Loin d’être renvoyé aux calendes grecques, le tirage au sort est d’une étonnante actualité en Belgique depuis la publication, en 2013, de l’ouvrage de David Van Reybrouck intitulé Contre les élections. Un colloque international organisé à l’université de Liège, le 4 novembre dernier, s’est clairement inscrit dans la continuité de cet ouvrage, voire dans une certaine opposition.

Posons le cadre d’emblée : il ne s’agit aucunement de sanctifier les élections en nous opposant au tirage au sort. Il s’agit d’offrir un regard critique sur le sujet pour disposer d’une palette d’arguments afin de décider en connaissance de cause s’il faut changer ou non le mode de sélection des représentants. Ceux-ci semblent en effet avoir redécouvert les grandes vertus de la sélection aléatoire permettant d’assurer une rotation des charges et de restaurer la confiance entre les gouvernés et les gouvernants. On ne compte plus les nombreux “panels citoyens” mis en place dans nos systèmes politiques, à tel point que nous assistons, en Belgique, à une institutionnalisation du tirage au sort dans les différents parlements communautaires et régionaux.

Qu’il nous soit pourtant permis de porter un regard critique sur ce “nouveau” système à travers le prisme de l’égalité. En quatre étapes.

La première étape consiste à questionner la représentativité recherchée par le mode de sélection aléatoire des citoyens devant siéger dans ces panels. Les experts et les élus, entrepreneurs du tirage au sort, semblent intimement convaincus que la sélection probabiliste est le meilleur moyen d’assurer une représentation descriptive permettant de garantir un effet miroir entre les représentants et les représentés.

Or la sélection probabiliste sur la base de critères socio-économiques ne permet pas de représenter la diversité des opinions politiques. La Conférence sur l’avenir de l’Europe (2021-2022) en est une illustration convaincante. En effet, la présence d’individus sociologiquement différents ne conduit pas nécessairement à une pluralité de points de vue. Au contraire, les opinions très critiques sur l’Union européenne ont été très minoritaires, par exemple.

Autrement dit, le présupposé selon lequel la sélection des personnes doit se faire sur la base de catégories socio-économiques, professionnelles ou géographiques (entre autres), afin de refléter la diversité des idées présentes parmi les citoyens, est erroné.

Ce présupposé est fondé sur l’idée que les citoyens pensent d’une certaine manière en fonction de leurs catégories d’appartenance, ce qui n’est pas sans rappeler la société d’ordres sous l’Ancien Régime. Derrière ce préjugé, se camoufle un déterminisme majeur du procédé. Prenons un exemple. Si on souhaite que la diversité statistique soit garantie, en termes de statuts professionnels, on doit s’assurer de la présence de citoyens issus de différents milieux socio-économiques. Il faudra réunir alors des ouvriers, des indépendants, des personnes sans emploi, des employés et des patrons, notamment. Mais qui peut garantir que l’appartenance à ces catégories socio-professionnelles implique des idées politiques diverses ? Certainement pas les modèles statistiques utilisés pour désigner les citoyens au hasard.

En fait, l’échantillonnage statistique enferme les citoyens dans des cases. On présuppose que l’ouvrier représente des attitudes politiques communes à son milieu et que le patron en manifeste d’autres partagées par sa “classe”. Mais est-ce le cas ? Connaît-on leurs idées ? Le mode de sélection aléatoire ne permet pas de connaître ces attitudes. Le Conseil d’État belge, en conseillant le législateur wallon, avait d’ailleurs clairement précisé en 2021 que la procédure actuelle de tirage au sort ne peut être considérée “comme garantissant la représentativité politique des habitants ”. Quand les citoyens sont choisis par hasard, les idées importent peu. Autrement dit, le tirage au sort ne favorise aucun débat d’idées, au moment de la sélection, en amont de l’exercice d’un mandat, qui doit permettre de connaître les attitudes politiques des citoyens. Dans cette perspective, il s’agit donc d’un mode de sélection apolitique qui ne garantit nullement une égale présence – et non une égale importance – des positions politiques. Il n’est dès lors pas anodin qu’Yves Sintomer, expert du tirage au sort, ait proposé d’ajouter un critère attitudinal lors de la sélection des participants à la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Encore faut-il que les citoyens n’expriment pas des attitudes hésitantes quant aux questions politiques discutées et qu’ils aient conscience des inégalités qui traversent nos sociétés. Si ce n’est pas le cas, la sélection est rendue encore plus compliquée.

La deuxième étape interroge la participation volontaire des citoyens dans le cadre des “panels citoyens”. Selon nous, l’absence même d’obligation de participation citoyenne fragilise la représentativité souhaitée par le mode de sélection aléatoire. En effet, l’auto-sélection des citoyens aboutit à la constitution d’une “élite participative”. Par exemple, à la suite du panel consacré aux enjeux du vieillissement au Parlement de Wallonie en 2017, les citoyens ont relevé le fait que le processus fondé sur une base volontaire exclut presque automatiquement certains groupes minoritaires, culturels et/ou marginalisés. Plusieurs élus sont allés dans le même sens en constatant que les personnes les plus motivées par les mécanismes participatifs sont les personnes avec un gradient socioculturel élevé.

Autrement dit, le mode de sélection aléatoire qui s’appuie sur le principe de la participation volontaire favorise le remplacement d’une élite par une autre élite. En effet, l’élection est une procédure aristocratique ou oligarchique, dans la mesure où les mandats sont réservés à des individus éminents que leurs concitoyens jugent plus compétents que les autres. Historiquement, trois types d’élite se sont succédé aux 19e et 20e siècles : les élites de notables, de partis et enfin les élites communicationnelles, pour reprendre l’analyse de Bernard Manin, docteur honoris causa de notre Université. Avec l’institutionnalisation du tirage au sort sur une base volontaire, cette élite est remplacée par celle qui manifeste de l’intérêt tout en ayant les moyens et le temps.

Insistons toutefois sur une des dimensions positives de la sélection aléatoire pour un système politique : la garantie d’une meilleure rotation des charges. Mais celle-ci pourrait cependant être assurée par d’autres procédures comme la limitation temporelle du cumul des mandats. En outre, malgré leur dimension élitiste, l’élection et le tirage au sort incarnent tous deux, de manière différente, l’idéal d’égalité. D’un côté, l’élection favorise l’égalité des chances, les candidats se trouvant sur un pied d’égalité au départ de la compétition. D’un autre côté, le hasard favorise l’égalité d’opportunité prospective puisque chaque participant à une égale probabilité d’occuper une charge politique. Cette égalité est toutefois battue en brèche par le biais d’auto-sélection découlant de la participation volontaire. Autrement dit, l’égalité de participation n’est pas garantie dans les panels citoyens.

La troisième étape examine la présence de facilitateurs ou d’experts dans le cadre des délibérations des panels citoyens. Le contexte belge, par exemple, prévoit de manière systématique un encadrement par un comité scientifique. Mais quel encadrement ? Les entrepreneurs du tirage au sort semblent acquis à l’idée que les experts scientifiques sont impartiaux et donc sont les mieux placés pour encadrer les délibérations. Cette impartialité doit permettre au comité scientifique de constituer un portefeuille de documents utiles aux membres des panels citoyens. Il est pourtant tout à fait illusoire d’espérer que les experts soient impartiaux, notamment dans le choix des informations utiles. Si la neutralité axiologique doit permettre aux chercheurs de suspendre tout jugement de valeur dans le cadre d’une analyse scientifique, faire délibérer des citoyens, ce n’est pas faire de la science.

Accompagner et encadrer une délibération politique est loin de constituer une action anodine. Les experts des techniques d’enquête sont bien souvent les seuls à savoir comment s’est constituée l’assemblée des représentants tirés au sort. En outre, à partir du moment où ces assemblées commenceront à prendre des décisions contraignantes sur des questions de politique publique (avec de multiples parties prenantes), le poste de facilitateur sera le premier à être politisé. Avec la mise en place de panels citoyens, on assiste dès lors à un transfert de souveraineté des citoyens et des représentants vers les experts. Pourtant, à aucun moment, ce transfert n’est discuté dans les débats parlementaires, comme si la neutralité de l’encadrement allait de soi. Or il est vraiment permis d’en douter.

Enfin, force est de constater que ce sont les mêmes experts qui sont sans cesse mobilisés par les représentants politiques, notamment lors des auditions parlementaires. Les opposants au tirage au sort n’ont pas souvent voix au chapitre. Aucune diversité n’est recherchée dans l’espace public. Or, les entrepreneurs du tirage au sort sont dotés de certaines caractéristiques, dont un capital culturel élevé. Pourquoi les experts ne seraient-ils pas également choisis au hasard ? Autrement dit, la présence de facilitateurs scientifiques, dont la posture de neutralité peut être contestée, induit une vision inégalitaire de la délibération.

La quatrième étape questionne le consensus ou, au minimum, la méthode de décision consensuelle, qui est la finalité des processus de délibération des panels citoyens. La littérature scientifique a pu démontrer la dimension neutralisante du tirage au sort. Ainsi, son atout principal est de mettre en place une procédure décisionnelle dont les résultats ne nécessitent aucune justification, oblitérant ainsi les arguments (il)légitimes pouvant motiver une décision, et entraînant par conséquent une occultation des conflits politiques. Est-ce ce modèle de décision que nous souhaitons au 21e siècle ? Que se passera-t-il si de graves oppositions se manifestent durant les délibérations ?

GrandjeanGeoffrey-Vert-JLWPour certains chercheurs, la sélection aléatoire ne serait ni rationnelle ni irrationnelle, mais viserait en fait à créer une “fenêtre aveugle” dans le processus décisionnel, moment pendant lequel aucun facteur humain n’interviendrait. Il servirait surtout à empêcher que de “mauvaises” justifications (discriminatoires ou basées sur l’intérêt privé du décideur politique, par exemple) soient employées dans le cadre du processus de sélection.

L’atout principal du recours au sort en politique ne serait par conséquent pas la réalisation d’une plus grande égalité politique, mais la possibilité de ne pas devoir justifier la sélection des gouvernants, ce qui neutralise deux phénomènes : d’une part, le processus de sélection, puisque les personnes seraient désignées indépendamment des raisons avancées pour les sélectionner et, d’autre part, les résultats du processus de désignation, puisque aucun candidat ne peut s’estimer lésé par sa non-sélection. Le tirage au sort aurait donc un effet de limitation de la concurrence entre élites, faisant ainsi écho à l’utilisation médiévale du sort dans les cités italiennes telles que Florence ou Venise, où il était principalement mobilisé en vue d’atténuer la compétition politique entre les différentes élites socio-politiques.

Pourtant, à y regarder de plus près, les vertus neutralisantes et égalitaires du tirage au sort sont intrinsèquement liées. En effet, s’il permet à la notion d’égalité d’opportunité prospective de s’épanouir au sein d’un système politique, c’est en raison des attributs neutralisant de la sélection aléatoire, laquelle supprime le principe de distinction – inégalitaire – concrétisé par l’élection. Il neutralise surtout les distorsions liées aux effets des inégalités économiques sur la compétition politique. Les acteurs disposant de ressources économiques ne seraient ainsi pas favorisés lors de la sélection aléatoire des décideurs politiques, à la différence de ce que l’on peut constater dans le cadre des campagnes électorales actuelles.

Une question fondamentale demeure : souhaitons-nous que notre système politique soit placé sous le sceau de la neutralité ?

Si la réponse est positive, cela signifie que l’exercice du pouvoir n’aurait pour finalité que de neutraliser les multiples conflits au sein d’une société. Or, selon nous, le système politique est un espace public “agonistique” de contestation, pour reprendre les termes de Chantal Mouffe, où différents projets hégémoniques peuvent s’affronter et où les acteurs politiques ne font pas preuve de modération avant d’entrer en négociation. Dans cette perspective, le tirage au sort, par ses attributs neutralisants, se révèle apolitique. La neutralisation permanente des conflits favoriserait consécutivement l’immuabilité d’un système politique.

Si la réponse est négative, cela signifie que l’exercice du politique, loin de faire taire ces conflits, chercherait à les révéler et, surtout, à s’assurer que son fondement soit la remise en cause permanente des normes que se donne une société.

En définissant le système politique comme un espace public agonistique, nous espérons que la remise en cause permanente favorise le constant progrès de l’humanité. De ce point de vue, le tirage au sort n’est pas, à notre avis, synonyme de progrès pour un système politique.

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