Au pied du mur

Face au défi écologique, l’architecture se repolitise.

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Dossier Julie LUONG - Illustration N. DELMELLE

Par ses modes d’intervention sur l’environnement, par le choix de ses matériaux, par sa faculté à dialoguer avec d’autres disciplines, l’architecte a une responsabilité centrale dans la sortie des impasses climatique, énergétique et sociale

Architecte est un métier qui fascine et attire toujours plus. En première année, la faculté d’Architecture de l’ULiège compte aujourd’hui plus de 400 étudiants. Ce que ces étudiants ne savent pas toujours au début de leur parcours – et qui les confronte à de nombreux doutes et interrogations –, c’est que le secteur de la construction est un acteur majeur, voire principal, des dégradations environnementales. À lui seul, il est notamment responsable de près de 40 % des émissions mondiales de gaz à effets de serre, de 50 % de la consommation totale des ressources naturelles et de 35 % de la production totale des déchets. De l’extraction des ressources nécessaires pour la construction à la gestion de la fin de vie d’un bâtiment, en passant par la fabrication de ses composants, leur transport et leur utilisation, construire est bien souvent synonyme de détruire. « Il y a une forme de dissonance cognitive chez les étudiants face à cette prise de conscience », explique Julie Neuwels, chargée de cours dans le domaine de l’approche sociotechnique de la production architecturale. « D’un côté on leur apprend un métier, de l’autre on leur annonce que le secteur de la construction est largement impliqué dans les dégradations environnementales. On leur dit qu’il y a des solutions, mais qu’elles ne produisent pas toujours les effets escomptés et ne font pas consensus. »

PERFORMANCE ET EFFET REBOND

« Chaque concepteur de bâtiment a une responsabilité par rapport à l’environnement et par rapport aux espaces habités et à la qualité de ces espaces, estime Sophie Trachte, chargée de cours à la faculté d’Architecture. Aujourd’hui, en Wallonie, l’objectif est de ne plus offrir de nouvelles surfaces à bâtir dès 2050, rappelle-t-elle. On va donc devoir jouer avec les surfaces existantes, avec les rénovations, les réhabilitations, etc. L’idée est d’arriver à une certaine performance énergétique, mais aussi d’aller vers une économie circulaire. Au niveau européen, il s’agit aussi de réduire l’étalement urbain, une problématique environnementale et financière, puisqu’il suppose l’installation de réseaux, de routes, d’infrastructures, etc. » C’est donc tout le métier qui est appelé à évoluer. Le temps des maisons quatre façades qui poussent comme des champignons au milieu de terrains vierges semble définitivement Or la transition ne pourra pas se faire sans se tourner vers le passé. « Nos anciens s’inscrivaient dans cette relation avec l’environnement qui consistait à profiter de ses aspects bénéfiques et à se protéger du négatif, rappelle Sophie Trachte. Quand on démolissait, on reconstruisait en réemployant les matériaux. Puis, l’économie s’est mondialisée et il a fallu le choc pétrolier des années 1970 pour que réapparaisse une réflexion autour du bioclimatisme, de la conception énergétique des bâtiments, de l’utilisation rationnelle de l’énergie, etc. » En 1987, le rapport Brundtland donnait une première définition du développement durable qui, comme le rappelle l’enseignante, comporte trois dimensions inséparables : l’environnement bien sûr, mais aussi l’économie et le social.

Dans les années 2000, les bâtiments énergétiquement performants sont apparus comme une solution (isolation thermique importante, ventilation mécanique, pompes à chaleur, etc.). « On constate pourtant que les bâtiments de l’époque ne tiennent pas toujours leurs promesses », reprend Julie Neuwels. En cause : l’“effet rebond”, soit le fait que les consommations énergétiques réelles se situent en moyenne largement au-dessus des consommations énergétiques espérées. « Ce phénomène s’explique partiellement par le fait que les usages des habitants sont souvent éloignés de ce que les concepteurs avaient prévu. » Il n’est pas rare que les habitants ajoutent des chaufferettes électriques et/ou calfeutrent les arrivées d’air de ventilation pour améliorer leur confort thermique, oublient d’entretenir les filtres de la ventilation mécanique, etc. À cela s’ajoute le poids de notre culture moderne de l’énergie et du confort.

« Quand une personne actionne un interrupteur, un thermostat, etc., elle est souvent incapable de dire quelle est la quantité d’énergie consommée, quelle en est la source et quels en sont les effets environnementaux. Qui plus est, malgré la prise de conscience des problèmes environnementaux, les usages liés à l’énergie dans les bâtiments sont souvent ancrés dans des habitudes, des gestes auxquels on ne réfléchit pas. Sans parler de la demande en confort qui ne fait que croître avec le temps : aujourd’hui, les bâtiments sont souvent chauffés à 20 degrés alors qu’en 1950, on chauffait les salons à 15 degrés l’hiver, les chambres à 12... » Sophie Trachte relève qu’à l’inverse, les personnes qui habitent du bâti considéré comme très énergivore, se sont adaptées à leur environnement de manière à réduire leur consommation d’énergie, « par exemple en rassemblant, en hiver, les activités principales dans les seules pièces chauffées du logement ».

RÉSILIENCE ET FRUGALITÉ

Autre écueil de la performance énergétique : la tentation de détruire le vieux – jugé trop énergivore – pour construire du neuf, qu’on espère irréprochable. Une attitude que de nombreux architectes estiment non seulement intenable sur le plan patrimonial mais aussi inefficace en termes d’impact environnemental. « La question performancielle est un vrai handicap par rapport aux questions qui nous concernent », explique Benoît Vandenbulcke, chargé de cours à la faculté d’Architecture et associé-fondateur du bureau d’architecture AgwA à Bruxelles, spécialisé dans la reconversion des bâtiments.

« Les pouvoirs publics nous ont souvent confrontés à des propositions de démolir pour reconstruire et atteindre ainsi les standards passifs. Mais c’est un peu étrange de détruire des bâtiments en bon état, sans compter le coût de l’énergie “grise” (stockage, transport, recyclage) de la construction et de la déconstruction... Pour récupérer ce coût, nous avons calculé qu’il faudrait environ 100 ans d’utilisation du nouveau bâtiment ! » Benoît Vandenbulcke plaide pour sa part pour la « résilience » et la « robustesse » contre la performance, par exemple en donnant une seconde vie à des bâtiments monumentaux, comme, à Charleroi, le Palais des expositions ou le Tri postal situé à côté de la gare. « Certains bâtiments – esthétiquement dépassés – peuvent avoir des qualités insoupçonnées et on ne peut pas se contenter de tout casser ! Je pense qu’il est plus intéressant de mettre les bonnes choses aux bons endroits », souligne-t-il.

Materiaux

Illustration : matériaux réemployés : biosourcés (bois, paille…), géosourcés (terre crue) ou à base de déchets et sous-produits cellulose, coton recyclé...) - S. Trachte

Le salut environnemental par la technique, beaucoup d’architectes n’y croient tout simplement pas. C’est ainsi que l’on voit émerger aujourd’hui des prises de position en faveur d’une architecture frugale ou low tech, basée sur des principes de construction bioclimatique permettant de se passer d’équipements consommateurs d’énergie et sur l’utilisation de matériaux réemployés : biosourcés (bois, paille…), géosourcés (terre crue) ou à base de déchets et sous-produits (cellulose, coton recyclé...). « C’est une architecture qui est moins problématique en termes de déchets, et qui ne remet pas pour autant en question les niveaux de confort et de qualité de vie, observe Sophie Trachte. Il s’agit de faire sienne l’idée que la Terre est notre maison commune et de voir dans quelle mesure on peut réparer cet environnement, en s’intégrant aussi davantage dans les cycles naturels de l’eau et de la matière. » Ainsi, l’utilisation des matériaux biosourcés permet non seulement de stocker sur le long terme du carbone, mais aussi de réutiliser les déchets de l’agriculture locale tout en préservant la santé des ouvriers. « Ce sont des matériaux généralement moins transformés, plus agréables à mettre en oeuvre que des matériaux synthétiques qui peuvent émettre davantage de polluants dans l’air », souligne-t-elle encore.

UNE DISCIPLINE RELIÉE

Face à l’ampleur d’une crise climatique sans précédent, c’est aussi la figure même de l’architecte qui est appelée à se transformer. « Les architectes stars sont progressivement en train de laisser la place à des personnalités qui mettent l’humilité et la coopération au centre de leur méthode », commente le Pr Éric Le Coguiec, vice-doyen à la recherche en faculté d’Architecture. Ainsi, depuis quelques années, le prix Pritzker, considéré comme le Nobel de l’architecture, récompense des personnalités engagées dans la transition environnementale et sociale. C’est le cas, par exemple, de l’architecte germano-burkinabé Francis Kéré (Prix Pritzker 2022) ou des Français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal (Prix Pritzker 2021). L’architecte de demain ne sera plus, avance Éric Le Coguiec, « une figure masculine qui aurait le contrôle sur le processus de conception, mais une figure de médiation entre le bâtiment, l’usager et l’environnement ».

Le métier est donc appelé à se mettre en lien avec d’autres disciplines et d’autres récits. Un mouvement déjà très présent dans les universités canadiennes, où Éric Le Coguiec a enseigné plus de 15 ans avant de rejoindre l’ULiège. « La question politique, celle du genre et de l’invisibilisation des femmes architectes par exemple, ainsi que la question décoloniale et postcoloniale ont irrigué l’enseignement de l’architecture et des arts au Canada à partir des années 1990. Cela favorise la porosité disciplinaire. C’est une réflexion d’une richesse incroyable et qui permet de ne pas travailler en silos », souligne ce docteur en architecture qui s’inspire des théoriciennes Donna Haraway ou Vinciane Despret (ULiège) pour repenser nos liens à l’environnement. « L’architecture n’est pas une discipline autosuffisante, hors sol. Or, longtemps, les architectes ont considéré le territoire comme étant une surface sans dimension culturelle et sans dimension historique. Les modernistes, par exemple, ont eu tendance à pratiquer la tabula rasa. Aujourd’hui, notre mission consisterait plutôt à “re-terrestrer” l’architecture, pour faire en sorte que l’architecte ne soit plus au centre du processus de conception mais partage ce rôle avec d’autres acteurs : les usagers, le non-humain, le vivant... Pour proposer de nouvelles manières d’habiter le monde », commente-t-il.

ChaufferieAProjeterLe nouveau Bauhaus européen, programme lancé en 2021 par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, entend ouvrir la voie à un nouveau modèle d’innovation dans lequel l’art, les sciences, la technologie et l’écologie vont de pair. Un tel programme supposerait de sortir de la vision d’une architecture “fétichisée”, qui semble encore très présente chez les étudiants. « Les médias sociaux contribuent à véhiculer cet imaginaire d’une architecture très “désirable”, observe Éric Le Coguiec. Or ces images-là ne correspondent pas vraiment au récit que nous tentons de tisser et qui propose de nouvelles alliances. Outre l’exposition des changements nécessaires, notre rôle consiste aussi à susciter chez les étudiants ce nouvel imaginaire où il devient possible de construire des lieux tout aussi beaux, tout aussi réjouissants mais hospitaliers pour le vivant, différents en somme. »

Illustration : Chaufferie à projeter - A. Hubert

Ce type d’approches « systémiques ou holistiques », cette perspective pluridisciplinaire ne permettent pas seulement aux étudiants de mieux se situer par rapport à leur travail, mais engendrent des effets concrets, politiques. « Prenons l’exemple des remblais », illustre Éric Le Coguiec. Les opérations de terrassement, visant à surélever un terrain, touchent aux micro-organismes présents dans la terre. Et cette artificialisation des sols n’est pas sans conséquence sur les sociétés humaines. Ce choix, souvent, exposera in fine les plus vulnérables. Partout, c’est la question de la valeur de la vie qui est posée. « L’artificialisation des sols provoque le ruissellement et risque, à terme, de déclencher des inondations telles que celle de 2021 en région liégeoise. Tout est interrelié. »

Pour Julie Neuwels, la construction a une « énorme incidence » sur le milieu et ceux qui l’habitent. « En même temps, c’est un secteur enraciné dans les logiques du tout à la croissance, au détriment justement de la prise en compte de l’humain et du non-humain. L’architecte est donc amené à redéfinir son rôle sociétal. C’est pourquoi le métier d’architecte doit et est en train de se repolitiser. L’enjeu étant que les architectes parviennent à repenser et mettre à profit leurs compétences de lecture et de conception de l’espace pour contrebalancer les approches technico-centrées qui, dominantes aujourd’hui, montrent leurs limites. »

ÉCONOMIE DE MOYENS

« Nous essayons de travailler avec les étudiants sur des questions de régénération territoriale, commente à ce sujet Jean-Philippe Possoz, responsable d’ateliers en faculté d’Architecture. Comment peut-on par exemple penser un territoire qui a été inondé, alors que l’on sait qu’il y a une corrélation entre l’urbanisation des plateaux et les dégâts de la vallée et que d’autres épisodes d’inondations sont à venir. L’idée n’est pas de faire de l’architecture de la catastrophe, mais de voir comment ce message traumatique amène à notre champ de conscience des réalités que les scientifiques sont par ailleurs très nombreux à mettre en avant. »

Pour cet enseignant, une chose est en tout cas certaine : aujourd’hui, la question de l’architecte n’est plus de savoir s’il faut faire « deux chambres ou trois chambres, un immeuble ou une maison », mais bien de comprendre comment accompagner un territoire et une population confrontée au changement. « L’architecte est celui qui va proposer des stratégies d’évolution », résume-t-il.

KarreveldDans ses ateliers Design&Build, Jean-Philippe Possoz et ses collègues invitent les étudiants à intervenir sur des lieux existants : le local d’une association, un espace collectif. « Ils travaillent par groupe de 20. C’est donc une conception et une construction collaborative, un processus très court et un défi. Avec 1000 euros, aujourd’hui, on rénove à peine 1 m2 et nous demandons aux étudiants de requalifier un lieu pour cette somme. Ils sont donc obligés de penser différemment : soit réduire leurs ambitions, soit trouver d’autres tactiques. Du coup, c’est parfois le matériau qui impose le projet alors que, durant leur cursus, ils apprennent à faire l’inverse. »

Photo : Projet Karreveld - AM AgwA A. Anderson

Faire avec ce que l’on a mais aussi apprendre à considérer le déchet ou le matériau en place comme une ressource intéressante : « L’économie de moyens est ici considérée comme une vertu d’intervention, poursuit Jean-Philippe Possoz. Il s’agit d’anoblir une forme d’acupuncture architecturale. L’architecture me semble à sa place quand elle essaie d’être au plus près de la question posée et arrive, non pas seulement à résoudre des problèmes mais à transformer le lieu, dans sa réalité physique autant que dans son usage. »

Pour y parvenir, il faut d’abord apprendre à regarder les espaces de manière à la fois moins fétichiste et plus informée, moins naïve et plus “empathique”, selon le terme plébiscité par Jean-Philippe Possoz. « J’essaie d’apprendre aux étudiants non pas à construire mais à nourrir le lien entre l’architecture et sa dimension matérielle, en prenant par exemple conscience des réseaux techniques dont nous dépendons », poursuit-il. Si de l’eau coule de nos robinets par exemple, c’est bien parce que des réseaux, dérobés à la vue, le permettent. « Longtemps, l’architecture, considérée en tant que produit culturel, a eu tendance à cacher des choses plus triviales : on ne dessine pas les radiateurs, les bouches de ventilation, etc. Mais c’est probablement une erreur. Je dis souvent que c’est comme les intestins : prendre soin de soi, c’est aussi prendre soin de ce que l’on ne voit pas. »

Selon la théorie du Pace Layering de Steward Brand, un bâtiment est constitué de couches, autrement dit d’une structure, de techniques et de parachèvements : ce sont généralement sur ces derniers que se porte notre jugement esthétique. Nous jugeons de la beauté d’un plafond, d’un revêtement de sol, d’une façade. Mais si l’on considère que l’objectif est, par exemple, de produire le moins de déchets possible, certains parachèvements apparaissent comme superflus au vu de leur coût environnemental et humain. L’architecture est aujourd’hui confrontée à cette question cruciale, qui traverse de nombreuses disciplines. « Nos propres critères de qualification – ce que nous jugeons esthétique ou non – ont des conséquences sur le réel. Et l’on peut trouver certaines réalisations d’autant plus magnifiques que nous savons qu’elles sont respectueuses de l’environnement, qu’elles ont la capacité de bien vieillir », conclut l’enseignant.

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L'architecture face à la crise climatique

Par ses modes d’intervention sur l’environnement, par le choix de ses matériaux, par sa faculté à dialoguer avec d’autres disciplines, l’architecte a une responsabilité centrale dans la sortie des impasses climatique, énergétique et sociale. Éric Le Coguiec, vice-doyen à la recherche à la Faculté d'Architecture de l'Université de Liège, s'entretient avec le LQJ sur ces différents aspects.

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