Vivre avec son temps

Le département médias, culture et communication colle à son époque

Dans Omni Sciences
Dossier Philippe LECRENIER - Dessins Fabien DENOËL

Mettre en critique les médias et les cultures, garantir la recherche et la transmission du savoir tout en répondant au besoin de professionnalisation des étudiant·es, tels sont ses principaux enjeux

En 2022, la “Commu” soufflait ses 50 bougies. Sans une ride, elle s’offrait même avec la Grand Poste* une cure de jouvence spectaculaire. Ce n’est pas tout, pourtant. Les nouveaux équipements s’inscrivent dans une vision plus large, et le virage copernicien amorcé il y a une dizaine d’années percole aujourd’hui aux quatre coins du département, jusque dans son intitulé. Ne parlons plus d’“information et communication”, mais bien de “médias, culture et communication”. Les médias et la culture au sens le plus large, en tant que liant d’une société, sont progressivement devenus les objets d’attention principaux. « C’est peut-être le phénomène de société qui a le plus évolué depuis la création du département au début des années 1970, reconnaît le Pr Dick Tomasovic, président du département. À l’époque, les grandes théories de la réception, de l’information et de la communication questionnaient les médias de masse et leur influence. Aujourd’hui, non seulement les médias sont devenus plus interactifs, mais tout le monde peut devenir auteur, et ce jusque dans la sphère privée. La critique des médias, l’observation sur les manières de produire et de diffuser la matière sont fondamentales et traversent la médiation culturelle comme le journalisme et les arts du spectacle. »

UNE PRATIQUE AU SERVICE DU SAVOIR

L’enseignement universitaire est réputé pour former des citoyennes et citoyens forts d’un esprit critique aiguisé et d’une culture générale robuste. « Pourtant, les générations actuelles d’étudiants réclament de l’université une approche plus professionnalisante. On s’y refuse. Par contre, cultiver différentes manières d’ancrer un savoir, d’y accéder nous paraît pertinent. » Cette velléité de pragmatisme n’est pas neuve. Depuis une quinzaine d’années, le journalisme a progressivement basculé du statut d’objet d’étude à une pratique à laquelle on se prépare. La Grand Poste signe ainsi l’aboutissement de cette mutation. Depuis 2021, les étudiant·es en journalisme y évoluent dans une structure multimédia de niveau professionnel.

1100 m2 aménagés sur deux étages abritent la radio 48FM, une newsroom, un studio télé et multimédia de 50 places, une salle de rédaction, plusieurs unités de montage et studios de face-cam, un studio data pour se former à la gestion des données numériques, une classe, etc. Plongée au milieu d’un espace entièrement alloué aux entreprises baignant dans le numérique et les médias, cette plateforme pédagogique innovante et performante offre aux étudiant·es les outils les plus pointus pour apprendre, expérimenter, inventer, se former et réfléchir sur le métier de journaliste.

Cette hybridation progressive a dans le même temps percolé en médiation culturelle, dans les métiers du livre et en arts du spectacle. « Confier certains cours à des professionnels a eu un impact sur l’enseignement, sur les possibilités de stage et sur des orientations plus ciblées vers le marché du travail, admet le Pr Dick Tomasovic. Aujourd’hui, en conservant la qualité universitaire de la formation, les étudiants bénéficient de plus de passerelles et d’un meilleur accompagnement dans le début de leur carrière. » Pratique et théorie s’entrecroisent et favorisent ainsi de nouvelles ouvertures intellectuelles.

Communication-2Dans cette optique, le laboratoire d’information et de communication audiovisuelle et multimédia (Licam) a été entièrement renouvelé. Situé place du 20-Août, il met à disposition des caméras, du matériel d’éclairage et de prise de son haut de gamme ainsi que cinq bancs de montage optimisés pour les formats longs. Engagée il y a trois ans comme logisticienne audiovisuelle, Fanny Pluymers y dispense également un cours de techniques audiovisuelles au terme duquel les étudiant·es réalisent le remake d’une scène de film. « Ces évolutions portent leurs fruits : les étudiants font maintenant preuve d’une grande maîtrise des outils numériques. Par ailleurs, certains ateliers ont été confiés à deux cinéastes reconnus, Christophe Hermans et Karima Saïdi, qui les placent face à la réalité du métier. Se retrouver derrière la caméra, éprouver soi-même le processus cinématographique (scénario, production, tournage, montage, diffusion) est irremplaçable. Et l’on remarque que, non seulement les étudiants se posent les bonnes questions, mais qu’ils y répondent avec brio. Certaines de leurs réalisations ont été primées en festival ! », se félicite Dick Tomasovic.

Ces cours demeurent néanmoins périphériques, car la recherche scientifique irrigue toujours le programme. « Attention, l’Université n’est plus une tour d’ivoire. Les chercheurs sont en prise avec la société, participent à des débats, réalisent des chroniques, nouent des partenariats avec les musées ou les cinémas, etc. » Un second aspect de la recherche a évolué, à savoir la multiplication de thèses consacrées à de nouveaux objets culturels. Elles ont ouvert et légitimé de nouveaux champs à explorer. C’est, par exemple, le cas du jeu vidéo et de la numérisation des métiers du livre et de l’édition.

GÉNÉRATION VIDÉOLUDIQUE SPONTANÉE

Assez humblement, Fanny Barnabé, collaboratrice scientifique à l’ULiège, revient sur la création du Liège Game Lab en 2016 et y voit une forme d’heureux hasard. « À partir de 2013, plusieurs doctorants de la faculté de Philosophie et Lettres ont commencé une thèse sur le jeu vidéo. Certains analysaient la presse spécialisée, d’autres s’intéressaient à des communautés amatrices, créatrices de jeux, d’autres décortiquaient le rapport entre le jeu et la narration, etc. Björn-Olav Dozo, chercheur en sociologie de la littérature à l’époque, nous avait rassemblés autour d’un nouveau cours d’“histoire et analyse des pratiques du jeu vidéo”. Ce cours a tout de suite été pensé de manière collective, au croisement de nos disciplines respectives, ce qui a renforcé l’émulation autour de notre objet commun. Nous abordons le jeu vidéo comme un objet culturel, là où il est souvent étudié pour ses pratiques, d’un point de vue sociologique et anthropologique. »

Depuis, le Liège Game Lab a fait école, et ses publications à l’international témoignent de son influence. Des ouvrages sont publiés, des colloques organisés, six thèses ont été soutenues. Une journée scientifique a même été consacrée à Fortnite, loin d’être le jeu le plus érudit de l’histoire. « Nous ne hiérarchisons pas les jeux, note Fanny Barnabé. Ils sont tous potentiellement des objets culturels intéressants. Consacrer une journée d’étude à un seul jeu peut paraître farfelu, mais personne ne contesterait un colloque sur Madame Bovary, le roman de Flaubert. » Autre évidence : les étudiant·es sont invité·es à jouer ! Difficile d’aborder la littérature sans lire des textes, ou le cinéma sans analyser des films.

Les scientifiques du Game Lab ont rapidement été sollicités comme consultants par des institutions culturelles, par des professeurs, des journalistes, etc. « Cela nous a donné l’idée de concevoir un certificat*, se souvient Björn-Olav Dozo. Il s’agit d’une formation destinée à des professionnels qui voudraient utiliser des jeux vidéos à des fins pédagogiques, ou simplement les intégrer dans leur pratique professionnelle. »

LES LIVRES RESTENT À LA PAGE

Il a fallu attendre les années 1970 pour aborder de front, avec le Pr Yves Winkin, la nature culturelle et commerciale du livre. L’édition et les métiers annexes, leur histoire, leur socio-économie sont devenus des objets d’étude à part entière, et constituent une finalité de master en “édition et métiers du livre”, accessible aux étudiant·es de communication et de romanes. « Les cours articulent principes théoriques et activités pratiques, intervient Tanguy Habrand, maître de conférences à l’ULiège. Les étudiants se forment à des aspects spécifiques des différents métiers du livre, qu’ils revisitent lors de leurs stages. Cela nous oblige à rester en lien étroit avec le secteur de l’édition en constante évolution. »

Parfois perçu comme une survivance du passé, « le livre s’inscrit dans une industrie et des pratiques culturelles très actuelles qui ne se limitent pas au domaine littéraire. On pense spontanément à la littérature, parce qu’il s’agit de l’activité la plus légitime dans les esprits, mais elle ne représente qu’une fraction des préoccupations de l’édition aux côtés des livres de cuisine, de voyage, de la bande dessinée… »

Les nouvelles générations désertent la littérature ? Pour Tanguy Habrand, l’affirmation est simpliste. « Cette idée est en partie alimentée par l’illusion rétrospective que la société entière lisait davantage “avant”. Il semble plutôt qu’un certain nombre de jeunes ont une autre culture et ne lisent plus la même chose, ce qui est très différent. Les lieux changent eux aussi. De jeunes lecteurs actifs sur les réseaux sociaux, comme Instagram et TikTok, ne sont tout simplement pas vus de tous, alors que ces communautés de lecteurs sont particulièrement dynamiques. Ce foisonnement inscrit la lecture dans une dimension sociale et collective qui est assez stimulante dans l’ensemble. »

Le livre n’est donc pas voué à disparaître. Et le numérique contribue à sa vitalité. En parler ne revient pas à disserter de la lecture sur liseuse, mais envisage un nouveau modèle socio-économique. « Le numérique touche aux pratiques et à l’ensemble du paysage éditorial et de la chaîne du livre. Aujourd’hui, toutes les étapes qui précèdent la fabrication d’un livre sont numériques. Imprimé, il est la première manifestation physique et matérielle du travail de l’auteur et de l’éditeur. » Les projets d’édition sont pensés de manière globale et multimédia, en articulation avec les secteurs du cinéma ou des jeux vidéo. Le livre relié devient une réalisation parmi d’autres : ebook, livres-audio font florès. « La véritable percée du livre-audio sur le marché est une conséquence de l’avènement du numérique qui, dans un autre registre, autorise une technologie comme l’impression à la demande. Des livres auto-édités peuvent être tirés à l’unité. À l’inverse, les grandes maisons peuvent offrir une disponibilité plus longue à leurs ouvrages en éludant la logistique liée au stockage des exemplaires. L’existant s’adapte, lui aussi. Les librairies restent d’ailleurs un point de vente essentiel des livres imprimés, tout en ayant profondément revu leur mode de fonctionnement au cours des dernières années. »

CRITIQUE MULTILINGUE

Depuis deux ans, le département propose une finalité “Digitial Media Education” au sein du master en communication multilingue. Le tronc commun, intégralement dispensé en anglais, comporte des modules d’approfondissement dans une autre langue (espagnol, néerlandais, allemand et, à partir de l’année prochaine, français), dans la perspective d’attirer à Liège un public d’étudiant·es allophones. Le master les forme à la communication des organisations (syndicats, ONG, partis politiques, entreprises, etc.) et aux langues et cultures étrangères. Au terme de ce master, étudiants et étudiantes disposent dès lors d’une solide maîtrise de la communication et des langues, ainsi que des compétences professionnelles approfondies pour évoluer dans un monde numérique

« Le contexte des organisations est devenu plurilingue, international et numérique, confie Ingrid Mayeur, chargée de cours au sein de ce nouveau master. Les outils informatiques introduisent de nouvelles médiations de la communication, à la compréhension desquelles prépare ce master. »

Mais ces outils sont développés dans des contextes particuliers. « Sans qu’on en ait nécessairement conscience, ils enferment un horizon de contraintes dès leur création. Ces choix orientent les usages et les formes d’expression. Ce n’est pas neutre. C’est cette prise de distance critique que nous cherchons à éveiller chez les étudiants », continue Ingrid Mayeur.

Tout au long du cursus, ceux-ci prennent à contrepied les notions d’immédiateté et d’immatérialité des médias numériques. « Considérer ces médias à travers des généalogies alternatives, comme le fait l’archéologie des médias, en refusant d’adopter une perspective téléologique selon laquelle les médias actuels seraient à la pointe du progrès, permet de réévaluer l’idée de nouveauté constamment oriente vers un imaginaire de l’immatérialité, alors que le monde digital dépend d’infrastructures volumineuses qui pèsent sur l’environnement. Dans cette formation, nous abordons encore d’autres enjeux, comme le capitalisme de surveillance, les algorithmes, la transparence, la culture participative, les représentations médiatiques, les enjeux qui entourent la lutte contre les fake news, etc. Surtout, nous apprenons aux étudiants à utiliser des outils et des sources pour se mettre à jour de manière autonome, afin de coller constamment à l’évolution des médias et de leur environnement. »

L’ÈRE DU TEMPS COMME ADN

Il y a un peu plus de 50 ans, le Pr Jacques Dubois estimait que l’université de Liège passait à côté de son temps si elle ne s’intéressait pas aux médias. Le journalisme évoluait, les cultures populaires se déployaient, véhiculées par la littérature de genre, le cinéma, le théâtre. Parallèlement, les campus étasuniens accueillaient les nouvelles théories de l’information et de la communication et assistaient à l’irruption des gender studies. Toute cette ébullition restait inconnue à Liège. En 1972-1973, le Pr Dubois contribua grandement au lancement de la “huitième section”, celle qui fera la part belle aux médias. Dès le départ, les programmes furent portés par des générations d’étudiants brillants. André Lange d’abord, et puis Philippe Dubois et Yves Winkin, pour ne citer qu’eux. L’un croise les romanes et l’histoire de l’art pour étudier le cinéma, l’autre puise dans l’anthropologie et les nouvelles théories de la communication. En construisant leur carrière, ils forgent l’ADN du département dans l’interdisciplinarité et le mouvement.

Au tournant des années 1990, le cursus se singularise. Là où d’autres institutions abordent le marketing et la communication d’entreprise, Liège explore la philosophie morale, les médias et la culture au sens large. Et, tout au long de son histoire, le département forme des étudiant·es qui développent des activités connexes : le Ciné-club Nickelodéon, la radio 48 FM…

Le cinéma, le théâtre, la bande dessinée, chaque nouvel objet d’étude doit d’abord affirmer sa légitimité avant de faire jurisprudence. Les querelles perdent en virulence, la progression au coeur de la culture de masse gagne en souplesse, comme en témoigne la percée du jeu vidéo. L’Université pouvait-elle passer à côté d’un tel sujet ? Le département a tranché, ouvrant grandes les portes aux révolutions à venir.

 

Certificat “Travailler avec la culture vidéoludique“.
* www.programmes.uliege/info/culture-videoludique

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