En pleine terre

Dans le bassin arachidier du Sénégal, 8 personnes sur 10 travaillent dans l’agriculture

Dans Omni Sciences
Dossier Thibault GRANDJEAN - Photos Ludivine LASSOIS

Dans le bassin arachidier du Sénégal, les effets du dérèglement climatique se font déjà cruellement ressentir, alors même que huit personnes sur dix travaillent dans l’agriculture. Dans un projet conjoint entre Eclosio, l’ONG de l’ULiège, et Ludivine Lassois de Gembloux Agro-Bio Tech, une filière locale de production de biofertilisant est actuellement mise sur pied.

“On a souvent besoin d’un plus petit que soi... ” À Ngeye Ngeye, dans le nord du Sénégal, cette célèbre morale de La Fontaine résonne plus que jamais. En 2020, les habitant·es du village ont construit des bassines de béton de 20 mètres de long avec un curieux objectif : accueillir des plants de maïs et de sorgho, pour être ensuite arrachés avant la floraison et ne récolter que la “terre”. Car ce ne sont pas les plantes qui les intéressent, mais leur milieu de culture où se déploient les racines.Riche en organismes microscopiques indispensables à la croissance des plantes, cette terre servira d’engrais naturel afin de soutenir, à moindre coût, une production agricole locale respectueuse de l’environnement.

Il faut dire que l’agriculture est particulièrement difficile dans cette région déjà durement éprouvée par le réchauffement climatique. « Des sécheresses succèdent à des précipitations courtes et intenses, ce qui crée des inondations dans ces sols de savane déjà difficiles à cultiver en temps normal, explique Ludivine Lassois, agrégée de faculté à Gembloux Agro-Bio Tech. Les paysannes – car ce sont principalement des femmes qui cultivent la terre –travaillent beaucoup pour un faible rendement. »
La chercheuse, spécialisée en agroécologie des régions chaudes, travaille depuis de nombreuses années avec des ONG et des ASBL qui soutiennent l’agriculture familiale dans le Sud. Pour elle, le dérèglement du climat n’est qu’un facteur supplémentaire pour ces pays soumis régulièrement à des flux qui les dépassent. « Nombreux sont les habitants qui n’ont aucune autonomie alimentaire, du fait d’une mondialisation qu’ils subissent de plein fouet et sur laquelle ils n’ont aucune prise, indique-t-elle. La guerre en Ukraine, par exemple, a fait exploser les prix des pesticides et des engrais de synthèse, devenus inabordables du jour au lendemain. »

Ces substances de synthèse, en plus d’entraîner les paysannes dans une spirale de pauvreté, ont des effets néfastes pour leur santé et l’environnement. « À partir des années 1960, la “Révolution verte”, qui correspond à une mise en oeuvre des principes de la modernisation agricole, a focalisé l’agriculture sur le rendement, en négligeant complètement d’autres caractéristiques de la plante, comme sa capacité de résilience face aux stress biotiques et abiotiques par exemple, juge l’agronome. Les leviers mobilisés étaient, principalement, l’introduction de variétés à haut rendement (grâce à la sélection variétale), l’apport d’engrais et de traitements chimiques, la mécanisation et l’irrigation. Ces processus ont appauvri les sols au cours du temps, au point que certains les considèrent même comme morts ! Or, il existe sous nos pieds une grande diversité biologique, qui est indispensable à la croissance et à la santé des plantes. »

C’est cette diversité que l’ONG Eclosio (qui accompagne des paysan·nes du Sud dans des projets de transition agroécologique) tente de restaurer au Sénégal, afin de leur rendre les moyens d’agir sur leurs propres récoltes, indépendamment des soubresauts des marchés financiers. « Il s’agit d’un projet dit de recherche-action, financé par l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur (Ares), dont le but est d’abord d’avoir un impact sur le terrain avant de chercher à faire avancer la science, relate la chercheuse. L’accent a donc été mis sur une unité de production de champignons mycorhiziens, et Eclosio m’a proposé d’en superviser les aspects agronomiques. »

RELATION SYMBIOTIQUE

Quiconque a déjà observé de près un champ ou une prairie s’est déjà retrouvé nez à nez avec des vers de terre ou des arthropodes comme des mille-pattes, ces petits insectes qui vivent dans le sol et qui sont si importants pour sa fertilité. Mais il y a plus. Si l’on examine attentivement l’environnement de racines de blé ou de maïs au microscope, on observera une vie foisonnante dénommée le “microbiome” du sol. Loin d’être là par hasard, ce microbiome développe avec les plantes un réseau complexe d’échanges nutritifs.

« Notre projet s’est focalisé sur des mycorhizes, des champignons microscopiques qui nouent une relation symbiotique avec les plantes, indique Ludivine Lassois. Une fois fixés au niveau des racines, ils déploient des hyphes, c’est-à-dire de longs filaments 20 à 50 fois plus fins que des racines, et qui s’enfoncent bien plus profondément qu’elles dans la terre. »

Ces champignons sont loin d’être un cas isolé, car, en réalité, près de 80 % des plantes terrestres développent une relation mycorhizienne. Apparue il y a 450 millions d’années, elle a permis aux plantes de coloniser la terre ferme à une époque où elles n’avaient pas de vrai système racinaire.
« En multipliant par 1000 la surface d’échange de la plante avec le sol, continue l’agronome, les champignons puisent et apportent à la plante des éléments nutritifs, comme le phosphate notamment. En retour, la plante fournit aux champignons du carbone fixé par la photosynthèse, un élément nécessaire à leur croissance. » Dans ces sols tropicaux pauvres en azote et en phosphore, et où l’eau n’est pas facilement accessible, ces champignons constituent donc pour la plante un avantage puissant. Parce qu’en plus de participer à la nutrition de la plante, ils contribuent également à leur protection contre les pathogènes et à la stabilisation des sols. « Les plantes ne sont pas différentes des autres organismes vivants, sourit Ludivine Lassois. Mieux nourries, elles sont en meilleure santé. Et, en faisant en sorte que la plante ait accès à tous les éléments utiles, les mycorhizes stimulent son système immunitaire et la rendent plus résistante. Résistante aux stress biotiques, tels que les attaques de bactéries ou de ravageurs, ainsi qu’aux stress dits abiotiques, comme le manque ou le trop plein d’eau. »

Restait donc à trouver les champignons adéquats, et une façon de les cultiver facilement accessible aux populations. Eclosio a donc travaillé avec l’Institut de recherche et de développement de Dakar, et avec l’Institut de recherche agronomique du Sénégal, lesquels ont identifié, dans la littérature scientifique, différentes souches de champignons aptes à être utilisées. « Nombreux sont les laboratoires dans le monde, comme ici en Belgique, à disposer d’une mycothèque, où les souches des champignons sont conservées, explique Ludivine Lassois. Une fois repérés, ces champignons ont été cultivés sur des milieux spécifiques, avant d’être séchés et transformés en une petite quantité de poudre, puis remis aux paysans de Ngeye Ngeye. »

C’est là qu’interviennent les grandes bassines en béton. Les cultivateurs y ont mélangé les champignons à de la coque d’arachide broyée, un déchet local et abondant, pour y semer ensuite du maïs et du sorgho. « Hormis en laboratoire, les champignons ne peuvent se développer qu’en présence de plantes, indique la chercheuse. Mais une fois placés dans de bonnes conditions, ils se multiplient de façon exponentielle. Après quelque temps, les paysannes peuvent donc récupérer des sacs remplis de cette “terre” riche en mycorhizes (l’inoculum), utilisable dans leurs champs. »

RÉSULTATS INCONTESTABLES

EnPleineTerre-HLes résultats sont là. « On manque encore de données chiffrées pour appuyer nos résultats, mais on le constate déjà visuellement : les plantes vont mieux, s’enthousiasme Ludivine Lassois. Elles sont plus robustes, avec des feuilles plus étalées, des fruits plus gros et qui résistent mieux jusqu’à maturation. » Certains habitants, qui suivent le projet attentivement, ont même constaté une évolution au cours des années. « Lors de mon dernier voyage, j’ai rencontré un homme qui suivait le projet depuis cinq ans, se souvient l’agronome. Il m’a confirmé qu’il voyait une amélioration d’année en année. Autrement dit, les mycorhizes ont un effet sur les plantations du moment, mais restent dans le sol après la récolte. Ils continuent d’avoir un impact sur les composantes chimiques et physiques des sols sur le long terme, ce qui est très encourageant. »

En plus de permettre aux agriculteurs et agricultrices de nourrir leurs familles, ce projet explore également la possibilité de développer un commerce de revente locale de l’inoculum pour augmenter les revenus du ménage, et ainsi permettre aux filles d’aller à l’école. Avec, à terme, l’objectif « de développer la filière, et de faire en sorte que le village puisse cultiver assez de champignons pour créer d’autres unités de production d’inoculum dans les villages de la région. »

Selon Ludivine Lassois, le succès de ce projet n’aurait pu être aussi éclatant sans l’appui d’Eclosio. Malgré un budget d’à peine 20 000 euros, l’ONG a eu un impact important « avec une implication totale des partenaires sur le terrain. Au point que l’ONG souhaite continuer à suivre nos projets dans la région, afin de garder un lien avec l’Université et diffuser auprès de la population les connaissances acquises et les résultats obtenus. »

Car Ludivine Lassois a décidé de pousser les recherches plus loin. Elle a obtenu pour cela un financement de l’ARES pour un projet de recherche-développement (PRD) sur cinq ans. « Contrairement à la recherche-action, qui a des répercussions immédiates sur le terrain, ce projet se focalisera sur de la recherche plus fondamentale afin de comprendre en profondeur le processus, et cela dans toutes ses dimensions », expose-t-elle.

APPROFONDIR LES RECHERCHES

Ce PRD présente plusieurs volets déclinés en autant de thèses de doctorat, toutes soutenues par des étudiants sénégalais. « La première est une thèse de sociologie, afin de mettre en lumière les leviers disponibles au sein de la population locale, détaille la chercheuse. Les Européens que nous sommes n’ont pas conscience des freins qui existent sur le terrain. La question du genre est par exemple très importante : ce sont les femmes qui traditionnellement cultivent la terre mais, lorsque nous avons voulu faire leur connaissance, nous n’avons pu rencontrer que des hommes », se souvient-elle.

Le deuxième volet du PRD s’occupera de questions agronomiques, notamment à propos des rendements possibles des mycorhizes. « Le projet de recherche-action s’est focalisé sur des mycorhizes compatibles, mais peut-être existe-t-il des souches locales mieux adaptées encore, envisage Ludivine Lassois. De plus, nous devons quantifier les récoltes sur plusieurs années, évaluer les changements de structure et de composition chimique des sols, et ce avec diverses plantes maraîchères cultivées par les populations locales. »

Enfin, le PRD financera également une thèse en microbiologie pour explorer la diversité biologique du sol. « On parle ici de champignons, mais la réalité est bien plus complexe, nuance la chercheuse. Il s’agit d’un microbiome très riche, avec un véritable réseau d’interdépendances entre plusieurs types d’organismes. On souhaite par exemple ajouter certaines bactéries qui fonctionnent en symbiose avec les mycorhizes pour démultiplier les effets de l’inoculum. En réalité, on effleure à peine la compréhension de l’immense complexité des sols, et nous allons certainement avoir des surprises. »

Ce projet sera également l’occasion de mettre en place une collaboration avec le département des sciences économiques de la Haute-École de la province de Namur. L’objectif est d’améliorer l’essor économique de la filière. « Cette collaboration aboutira à une succession de travaux de fin d’études de bachelier en économie. » Car les étudiant·es se bousculent pour faire partie de projets agricoles dans les pays du Sud. À l’image de Fatme Fatel, étudiante de Ludivine Lassois, cheville ouvrière de la culture d’inoculum à Ngoye Ngoye. « Chaque année, un ou deux étudiants partent faire leur TFE sur le terrain, ce qui constitue évidemment une plus-value pour leur cursus, estime l’agronome. Il existe une réelle motivation chez les jeunes, mais je dois malheureusement refuser des candidats par manque de place. »

Au vu des résultats du projet de recherche-action, Ludivine Lassois est confiante dans la réussite du PRD. « J’ai une totale confiance dans l’équipe d’Eclosio et dans les partenaires académiques qui sont particulièrement proactifs, s’enthousiasme la chercheuse. C’est vraiment un projet rêvé en termes de partenariat avec le Sud… »

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Des biofertilisants de qualité pour des terres fertiles

Un projet de recherche-action novateur, visant à aboutir à une production à grande échelle de biofertilisants, à base de déchets de coques d'arachide au Sénégal, dans la région du Diourbel. Ce projet synergie ARES est issu d'une collaboration entre Eclosio, l'ULiège, l'IRD, l'Université Cheikh Anta Diop et l’association Jambaar de Ngoye. Avec le soutien financier de l'ARES.

Eclosio

Eclosio est une ONG de l’ULiège qui a pour objectif d’aider la transition agroécologique des pays du Sud faisant face aux inégalités de la mondialisation et au dérèglement climatique. Particulièrement attentive au rôle des femmes en tant que garantes de la sécurité alimentaire, elle développe au Bénin, au Sénégal ou encore au Cambodge et au Pérou des activités agroécologiques rémunératrices pour les populations locales et peu dépendantes des facteurs extérieurs, afin de leur assurer une alimentation saine. Eclosio est également présente en Belgique : elle a pour mission d’informer et de mobiliser l’ensemble de la communauté universitaire aux enjeux d’une société durable. Fondée en 2018, l’ONG dispose d’une expertise bien plus ancienne. Elle est née en effet de la fusion de l’ONG “Aide au développement Gembloux” (ADG), créée en 1986 afin de promouvoir la souveraineté alimentaire des populations du Sud, et de UniverSud Liège qui a vu le jour en 1978 grâce à quelques professeurs de l’Université souhaitant valoriser leur expertise dans des projets de coopération.

En 2021, Eclosio soutenait près de 35 projets, grâce à un réseau de 84 partenaires locaux. Au total, près de 85 % des ressources d’Eclosio sont affectées aux projets de développement, soit plus de 3,5 millions d’euros.

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