Philosophie de l'intime

Le 15 février dernier, Maxime Rovere était invité par la MSH de l’ULiège

Dans Omni Sciences
Article Thibault GRANDJEAN - Dessin Julien ORTEGA

Le 15 février dernier, le philosophe Maxime Rovere était invité par la Maison des sciences de l’homme de l’ULiège afin de présenter son dernier ouvrage*. il y développe une philosophie de la dispute en s’appuyant tant sur les sciences que sur la littérature, et, dans le même temps, nous montre que la souffrance qui en résulte porte en elle une force importante d’exploration et de transformation de soi

C’est quelque chose que l’on a tous vécu un jour. Lors d’une discussion houleuse avec notre parent·e, notre ami·e, notre amant·e, le ton monte, le débat devient vif et les mots plus piquants. Et lorsque la répartie cinglante que l’on pensait ciselée pour clore le débat franchit nos lèvres, on la regrette aussitôt. La situation nous a échappé, comme si quelque chose s’était exprimé à notre place. « Ce conflit entre gens qui s’aiment et que je définis comme une dispute est une chose profondément mystérieuse, et il y a longtemps que je souhaitais l’étudier, confie Maxime Rovere, car elle est l’exemple parfait d’une interaction qui ne se rapporte plus aux intentions des acteurs : elle leur échappe au point de devenir autonome. »

À l’origine de ce livre se trouve surtout une préoccupation d’ordre social. « J’ai eu le sentiment que nous désapprenons le dialogue, se souvient-il. Même les amis finissent par ne plus discuter des sujets qui les divisent. De la vaccination, de la politique, du féminisme… »

Certains verront sans doute là l’intellectualisation d’une question plus apte à être traitée par la psychologie. Mais selon Maxime Rovere, c’est plutôt l’inverse. « Il existe dans la vie quotidienne de nombreux problèmes philosophiques que l’on a tendance à “psychologiser ”, estime-t-il. Pour moi, l’un des enjeux de ce livre est d’aider les lecteurs et lectrices à percevoir qu’ils ont les moyens de se transformer par eux-mêmes. Et depuis 3000 ans, cet élan s’appelle la philosophie », insiste celui qui l’a enseignée de nombreuses années à l’École nationale supérieure de Lyon.

Alors, pourquoi le dialogue nous échappe-t-il au point  parfois, qu’une autre entité parle à notre place ? Pour éclairer cette question, le philosophe utilise le concept d’interaction du sociologue Erwin Goffman et la philosophie de Spinoza dont il est spécialiste. « Spinoza pense avant tout les choses en termes de relation, explique-t-il. Cette conception peut être aujourd’hui affinée en tenant compte de principes aléatoires qui lui étaient inconnus. » Ainsi, selon Maxime Rovere, il est plus fécond de considérer que nous sommes des êtres singuliers et composés d’une myriade d’interactions, issues à la fois de notre corps et de notre esprit, de notre histoire également, de nos groupes sociologiques et linguistiques aussi. « Chacune de ces couches d’interactions a sa propre temporalité et interfère avec les autres, détaille le philosophe. Plutôt que de les considérer séparément, il s’avère plus efficace de décrire le tout comme un système où la modification d’une interaction redéfinit l’ensemble. »

Lors d’une dispute, trop d’interactions sont en jeu : nos liens affectifs, notre rythme cardiaque qui s’emballe, notre passif avec l’être aimé… Tout cela se mélange, et, dans ce système en crise, nous consacrons toute notre énergie à nous protéger, en nous focalisant sur les interactions qui nous paraissent les plus fondamentales à notre identité. Mais, ce faisant, nous ne faisons qu’augmenter leur intensité. « Vu de l’extérieur, lorsque l’on cherche à comprendre pourquoi l’un des agents est submergé par son émotion, on s’aperçoit que ses réactions s’insèrent dans des boucles d’action et de rétroaction sans fin, et qui finissent par devenir autonomes », observe le philosophe.

ÉCOUTER LES FÉES QUI NOUS HABITENT

Pour ne pas perdre la face, l’une des attitudes les plus communes consiste à s’arc-bouter contre la réalité, en s’enfermant dans des postures de fermeté ou de fuite. Maxime Rovere propose au contraire de nous ouvrir, et de nous immerger dans nos interactions, en dirigeant notre attention pour écouter ce qu’elles ont à nous dire. « À bien les étudier, on s’aperçoit que les interactions sont des éléments de subjectivation, développe-t-il. Elles ne sont pas des personnes à part entière, bien sûr, plutôt des morceaux de personnes. À ce titre, elles sont volatiles et capricieuses, à l’image des fées de Peter Pan. »

Le philosophe, traducteur du roman de J.M. Barrie (créateur du personnage de Peter Pan) a trouvé dans ce texte une importante matière à penser. Clochette et les autres « ne sont capables de vivre qu’une seule émotion à la fois, de manière très intense, et elles l’oublient aussitôt qu’elles en changent, relate-t-il. Comme elles, nos interactions sont fragiles, rapides, et s’évaporent une fois qu’on leur donne la parole. »

Et il propose de mettre en pratique cette métaphore poétique en s’appuyant sur les stoïciens, l’école de pensée d’Épictète et de Marc Aurèle. « Les stoïciens ont une vision trop héroïque de la liberté, fondée sur la puissance jupitérienne de la volonté, sourit-il. Ils nous enseignent que nous avons à tout moment le choix d’orienter notre attention sur telle ou telle interaction, ce qui est juste. Mais là où ils identifiaient une liberté souveraine donnée par les dieux, on observe plutôt une certaine transversalité qui permet de glisser entre les interactions. En particulier, quand une personne s’énerve, elle garde les moyens de focaliser son attention sur des choses qui ne sont pas liées au conflit. Sa posture ou sa respiration peuvent lui permettre de restaurer un rythme plus serein, moins destructeur. »

Pour autant, il se peut que cela ne suffise pas, et que nos “fées” intérieures ne cessent de réclamer notre attention. Maxime Rovere propose alors de s’essayer à une pratique des stoïciens qui consiste à se parler à soi-même. Comment ? « Très simplement, en s’isolant dans une pièce et en se parlant à soi-même à voix haute, à la deuxième personne du singulier, s’amuse-t-il. Certains trouvent cela puéril, et pourtant Marc Aurèle l’utilise systématiquement. Or, il s’agit d’un empereur, pas d’un enfant ! Un homme qui porte d’immenses responsabilités, et qui ne juge pourtant pas indécent de se parler à lui-même pour explorer l’inconnu en lui. » Cette technique consiste à « rendre justice à notre multiplicité. En temps normal, nous avons une image de nous-mêmes qui est globalement unifiée. Mais dans les moments de crise, insiste Maxime Rovere, il vaut la peine de tomber le masque et de laisser s’exprimer cette multitude. On voit alors que viennent à la parole des choses qui n’appartiennent pas à la conscience. »

Une démarche qui fait écho aux derniers développements des neurosciences. “Le soi n’est pas l’entité monolithique qu’il croit qu’il est. Il est constitué de plusieurs parties qui peuvent être étudiées séparément, et la notion d’un soi unique pourrait bien n’être qu’une illusion”, écrit ainsi Vilayanur S. Ramachardan, connu pour ses travaux en neurologie comportementale.

RESPONSABLE MAIS PAS COUPABLE

Une fois la crise passée vient souvent la question de sa source. D’où est venue cette tempête ? « Comme cette question concerne le mal qui a été fait, elle se transforme automatiquement en “à qui la faute ?”, estime Maxime Rovere. Et, en fonction de la société dans laquelle on vit, la façon dont on va réagir à l’expérience du mal va imiter les institutions qui, à l’échelle collective, ont pour fonction de le réguler. »

Autrement dit, nous voilà lancés dans un tribunal moral, où nous allons successivement endosser le rôle de coupable, de juge d’instruction, puis d’avocat. « Aucun acteur d’un conflit n’est cependant capable d’endosser le rôle du juge, rappelle le philosophe, qui considère que cette fausse justice relève de la caricature. Elle réduit un phénomène complexe et chaotique en une suite d’événements et de décisions qui s’enchaîneraient nécessairement. Or, il est imaginaire de croire en des gestes parfaitement intentionnels de la part des agents d’un conflit, parce que personne n’a jamais la pleine maîtrise de ses intentions. »

Aussi, au lieu de chercher des coupables en se dédouanant de sa propre implication, Maxime Rovere nous invite à transformer notre conception de la responsabilité. « Être responsable signifie pouvoir répondre de ses actes, mais cette définition n’a de sens que juridique, estime l’auteur. En éthique, nous devons considérer qu’à tout moment nous faisons des choses qui échappent à notre contrôle. Dès lors, notre responsabilité devient une notion dynamique, qui consiste à adopter tous les effets de nos actes, y compris les plus aberrants, sans pour autant les avoir voulus. Ce sont les enfants adoptifs de nos intentions. »

D’autant que, pour le philosophe, aucun accident n’arrive par hasard. « Nous sommes tous des systèmes incohérents, dont les contradictions sont des traits constitutifs de notre identité. Statistiquement, ces contradictions vont favoriser certains événements. Cela ne signifie pas que tout soit de notre faute ; au contraire, cela implique de libérer nous-mêmes et les autres de toute faute, pour explorer quelles vulnérabilités nos échanges ont mises à jour. »

UNE OMBRE À SOI

Explorer ces brèches, cela implique de se confronter à quelque chose de terrifiant, que Maxime Rovere nomme “Ombre”. « Cette ombre surgit face à vous lorsque quelqu’un dit ou fait quelque chose qui vous blesse et qui exige une réponse, observe-t-il. Or, la souffrance que ressent un sujet ne se comprend que par lui, non par la personne en face. L’autre, c’est “votre” autre ! C’est la part de vous qui est active dans cette blessure. Si une phrase blaissante par exemple ne trouvait pas d’écho en vous, cela ne vous toucherait pas. » Cette métaphore, tirée d’un conte d’Andersen, « permet de rappeler aux lecteurs que nous avons des changements à faire face à l’épreuve de nos propres désordres, avertit-il. En effet, si on comprend qu’au moment de s’irriter contre l’autre, on se dresse en réalité contre soi, on aura plus de respect pour sa propre émotion, et on pourra s’en servir pour se transformer soi-même. »

Le philosophe estime que c’est en appuyant la responsabilité sur une vulnérabilité partagée entre tous que l’on peut faire une nouvelle expérience du pardon, « différent du pardon judéo-chrétien associé à la fois aux notions de sacrifice et de faute, et qui signifierait qu’il y a forcément un coupable ». Selon lui, le pardon est avant tout un défi que nous lance l’expérience. « Si l’on ne doit pas accepter que l’on nous fasse du mal, nous pouvons en revanche pardonner à la personne qui nous a blessé, en acceptant que ce mal ne dépend pas de sa libre volonté, mais plutôt de facteurs complexes et chaotiques, détaille-t-il. On peut également se pardonner à soi-même de s’être mis dans cette situation, en comprenant comment, à l’avenir, faire autrement. Enfin, et c’est sans doute là le plus difficile, on peut pardonner à l’expérience elle-même en la vivant pleinement, et en lui donnant le temps de produire ses effets. »

« Ainsi, pardonner n’est pas un geste magnanime de roi qui gracie, nuance encore Maxime Rovere. C’est faire preuve de confiance dans l’expérience en ne refusant pas de la vivre, quelle que soit la douleur qu’elle nous inflige. Si vous entrez en résistance avec l’expérience, vous ne ferez que l’aggraver, et elle se répétera encore et encore. »

À la lecture de l’ouvrage Se vouloir du bien et se faire du mal, il ressort que les propositions de Maxime Rovere sont aussi stimulantes qu’exigeantes, et que bien des tentatives seront nécessaires pour arriver à se transformer. Une conclusion qui fait écho aux mots de l’autrice Ursula le Guin qui, confrontée elle-même à l’ombre, avait écrit en 1975 dans un texte intitulé “L’enfant et l’Ombre” : « Si l’individu veut vivre dans le monde réel, il doit cesser de faire des projections et admettre que la haine et le mal existent en lui. Ce n’est pas facile. C’est très difficile de ne pas pouvoir blâmer les autres. Mais cela en vaut la peine. »

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