Quelle nouvelle, citoyen ?

Le thème de cette édition : “Uni…vers?”

Dans Ici et ailleurs
Texte Colin BERTRAND - Illustration Joana MAJERUS (Beaux-Arts de Liège - École Supérieure des Arts)

Chaque année, la Maison des sciences de l’homme de l’ULiège et l’asbl Mnema organisent un concours “Quelle nouvelle, citoyen ?”. Ce concours invite à un travail d’expression écrite sous la forme d’une nouvelle, sur un thème annuel de réflexion, dans une démarche de citoyenneté. L’édition 2023 avait pour thème “Uni…vers?”.
Dix textes finalistes feront partie d’un recueil illustré par les étudiants de l’Académiedes beaux-arts de Liège, à paraître au mois de mai1. Le Quinzième Jour a le plaisir de publier le texte de Colin Bertrand, lauréat de cette troisième édition : L’impardonnable union de la bourgeoisie.

 

Le DD MM 2023

Mon cher enfant,

Du fond d’une nuit d’ivresse, je prends la plume pour t’écrire cette lettre. Quelle utilité ? Quelle pulsion me pousse à partager avec toi ces quelques pensées ? Comment les accueilleras-tu ? À ces questions, je ne cherche pas de réponses. J’ai la conviction intime que tu trouveras en toi la sagesse d’appréhender mes mots, de les déconstruire, de les critiquer, de les faire tiens aussi... peut-être.
Mais pourquoi, aujourd’hui, prendre le temps de coucher ces réflexions sur le papier ? Je me meurs. Jamais, je n’aurai l’occasion de déposer un baiser sur ton front, ni de te serrer dans mes bras, pas plus que de te consoler dans les nuits de cauchemar. Il y a pourtant une chose qu’il m’est nécessaire de réaliser. Je dois te présenter des excuses. Non pas des excuses vides de sens, mais des excuses sincères, significatives.
Profite, tant que tu peux de ces jolis mois dans le ventre de ta mère. Fais le plein de force et de courage.
Jouis de la félicité de ce petit monde fermé sur lui-même. Celui que je te lègue est infâme et j’en porte ma part de responsabilités.

Ce soir, j’ai passé une agréable soirée avec d’anciens amis de l’université, des collègues de la faculté de Droit. Nous avons devisé sur l’état de la société autour d’une bouteille de Chablis aux arômes beurrés, autour d’une fondue bourguignonne et de desserts surabondants, dans un luxe déplacé, somme toute, à l’heure où le jugement dernier montre le bout de sa face défigurée et terrifiante.
Nous avons l’habitude de bavasser ainsi, des heures durant, depuis le sommet de notre tour d’ivoire. Nos dîners dégoulinent d’hypocrisie. Les sujets abordés, la pauvreté, la mixité, la sexualité, le changement climatique se meuvent hors de notre portée. Ils maintiennent un aspect fantasmagorique ; jamais ils ne nous atteindront. En somme, on en parle pour se faire peur, comme quand enfants, éclairés par un feu de camp, nous racontions des histoires d’horreur, comme quand adolescent, je lisais les histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, comme quand je bûchais mes cours de droit. Nous tuions le temps, si j’ose dire, en nous donnant des airs engagés, à la manière d’aristocrates de salon.

L’un de mes amis déblatérait sur l’utilisation moderne des pronoms, affirmant n’y rien comprendre. Il avait la conviction que l’effort d’adaptation était insurmontable, au bas mot, voire ridicule. Le genre était pour lui une lubie de la nouvelle génération, un moyen d’exister. Un autre de mes amis s’étonnait de l’augmentation du taux de chômage en dépit de la persistance d’une pénurie structurelle dans certains secteurs. Un troisième rageait contre ces militants, lesquels avaient bloqué des autoroutes lors d’une manifestation pour le climat. Nous radotions, en somme, comme les vieux réactionnaires que nous représentions. Et moi... moi, je me suis tu. Nous étions unis vers ce silence. C’est ce silence que je te prie de pardonner.

J’espère qu’en te les décrivant, tu apprendras de mes erreurs. C’est l’unique présent que je suis en mesure de te léguer.
Virgile, dans l’Énéide, écrivait : « La fortune sourit aux audacieux ». Il se trompait. La fortune, elle m’a souri le premier jour de ma vie. Elle était là, la fortune, au-dessus de mon berceau, ma mère, mon père, mes grands-parents, lèvres fendues d’allégresse. Ma famille, c’était ma fortune. Je naissais dans les bonnes circonstances, dans la bonne classe sociale, dans le “sexe fort“, dans la bonne couleur de peau, dans le bon continent et dans le bon pays.
Ces cases que je cochais m’assuraient un avenir, sinon certain, du moins marqué du sceau de la facilité. J’entreprenais un parcours scolaire moyen, semé de minuscules embûches ; je rencontrais mes amis, fruits issus d’arbres voisins ; je m’inscrivais à l’université ; finalement, je passais l’examen du barreau et entamais une carrière d’avocat. Rien ne pouvait être plus prévisible, mon destin avait été scellé à ma naissance. Avocat, ingénieur, professeur, médecin, notaire, qu’importe ? Je me fondais dans ma classe sociale, ses codes m’imbibaient.
Ma chance surgit, à l’âge de trente et un ans quand je tombai sur l’autobiographie de Nietzsche, Ecce Homo. Quelle fulgurance ! Quelle joie ! Quelles sensations ! Soudain, je me voyais voler parmi les aigles au-dessus du troupeau, je me prenais à rêver de l’éternel retour et à devenir qui je suis. Ce bonheur intense, mon éveil philosophique, s’inscrivait pourtant dans mon génome bourgeois. Il flattait un élitisme. Ce fut néanmoins l’éveil d’une personnalité enfouie.
Petit à petit, j’ai entamé une étude plus sérieuse des auteurs classiques. Je ne mangeais plus, je délaissais ta mère et mes amis, et ma famille, je négligeais mes clients, j’oubliais ma santé. J’avalais Marx et Proudhon, Bourdieu et Barrès, Sartre, Camus et Foucault, Aristote, Marc Aurèle, Saint-Simon, Arendt, et tant d’autres, et tant d’autres. Je parcourais des éthers nouveaux avec un invincible panache.
La société, au pied de ma montagne, la société des Bouchez, des Di Rupo, des Hedebouw, m’indifférait.
Je vouais un culte aux idées et dédaignais de me salir dans la boue de l’immanence. Ce que je cherchais, ce n’était pas la vérité, seulement le prestige. Un prestige solitaire, certes, mais prestige quand même.
Mes proches m’observaient avec circonspection. Ils se tracassaient de me voir blanchir les nuits dans mon cabinet d’étude et de me trouver, matin, les yeux bleuis de cernes.
Quand au hasard d’une réunion où je me laissais entraîner
par résignation, on abordait les sujets d’actualité, j’élevais le débat en citant un de mes illustres maîtres. Mon cercle justifiait le système par l’absence de pensée, je le justifiais par l’idéalisation de la pensée. Nous étions unis vers ce système.

C’est cet orgueil que je te prie de pardonner.

Du haut de mon pinacle, j’observais l’univers se mouvoir sans comprendre que j’en faisais partie. Il m’a bien fallu redescendre. La chute fut soudaine et douloureuse. Alors que j’attendais dans la salle d’attente de mon médecin, je me surprenais à observer un adolescent assis à côté de moi. Il lisait – la chose m’intriguait à cause de mes préjugés sur la jeunesse – un livre de Beaumarchais, Le mariage de Figaro. Il surligna un passage : « qu’avez-vous fait sinon vous donner la peine de naître ? ». Beaumarchais, je n’avais jamais pris la peine de l’ouvrir, ses personnages, Figaro, Almaviva, Suzanne et les autres, me paraissaient niais, stéréotypés. Mais cette phrase, cette maxime, me frappa comme un grand coup de fouet. Soudain, je n’étais plus cet avocat philosophe et marginal. Mon passé me rattrapait et m’emprisonnait dans le carcan de sa structure sociale ; il me cloisonnait entre ses barreaux durs et froids, impersonnels et invincibles.
Je découvrais que l’ensemble de mes actions avaient été dictées par cette condition. Mon orgueil se brisait. Je cherchais en vain à trouver des ressources pour réfuter l’idée, à me réfugier dans un déni salutaire. L’idée revenait inlassablement à la charge, pareil au taon de l’agora. Je devais me résigner.
Je cherchais alors une solution, un moyen de m’abriter des assauts de ce déterminisme et j’entrepris ma déconstruction. Les murs de la maison de mon inconscient, solides, munis de poutres porteuses en bois massif, indestructibles, étaient pourtant trop solides.
Les mois qui suivirent, je cherchais à sortir de mon monde. Je me mis à fréquenter les manifestations, à m’encanailler dans les cafés de la ville, à offrir des tournées aux travailleurs, en vain. Leurs luttes me dépassaient. Je comprenais le langage de Marx et d’Engels mais pas le leur. J’avais parcouru les biographies de Trotski et de Lénine mais je ne parvenais pas à lire les expressions de leur visage. Un fossé nous séparait. Que dis-je, un fossé ? Un abîme.
La condition de l’ouvrier précaire et racisé, celle de la secrétaire de bureau, mère de famille, celle du jeune étudiant fauché, celle de l’enseignant, celle des sans-emplois, celle du postier, celle des femmes, celle des grévistes, celle des manifestants, celle des révolutionnaires, cette condition, je ne parvenais pas à l’appréhender. Je n’y parvenais pas. Et je finis par baisser les bras, par m’aigrir, par haïr Beaumarchais, par me résigner.

C’est cette lâcheté que je te prie de pardonner.

Le jour où j’ai accepté de me fondre dans l’unité d’un tout globalisant, de légitimer par le truchement d’une pensée fallacieuse, un système injuste, machiste et raciste, ce jour-là, j’ai mis le pied dans l’engrenage de la destruction du monde, ou du moins dans l’acceptation tacite de ce fait.
J’ai délaissé la philosophie et les livres et suis retourné auprès de mes amis avocats, notaires, médecins, ingénieurs, auprès de mes semblables, en face de mon reflet, la queue entre les jambes. Nous avons recommencé à débattre du réchauffement climatique et des manifestations, comme d’événements distants.
Les poissons mouraient dans les océans, les forêts brûlaient, les bulldozers déchiraient des milliards d’arbres, les dirigeants assassinaient les droits des travailleurs, humiliaient les strates les plus fragiles, arrachaient les mains des protestataires, les féminicides refluaient, la discrimination empestait l’air, des humains se noyaient dans la Méditerranée, les douanes en refoulaient d’autres, la désertification asséchait l’Afrique, les patrons s’engraissaient, les éditorialistes insultaient la “bien-pensance”, les assemblées aboyaient contre le “populisme” ou contre le “complotisme”, les mots se vidaient de leur sens, l’essence des choses devenait un concept abstrait, la société se polarisait et nous... nous babillions.
Nous étions unis vers le maintien du statu quo... nous étions unis vers la survie de nos intérêts... nous étions unis vers le déclin... nous étions unis vers une idée commune... nous étions unis vers la prolongation de l’idéologie néolibérale... nous étions unis vers les éléments de langage post-modernes... nous étions unis vers la destruction du monde... nous étions unis... envers et contre tous.

C’est cette union que je te prie de pardonner.

Finalement, voilà qu’en cette soirée d’ivresse, après un énième de ces débats dérisoires, alors que la maladie m’assaille et que la mort s’apprête à déposer sur mes lèvres l’ultime baiser, je m’abandonne à ce mea culpa.
J’essaie de diagnostiquer chacune de ces tares auxquelles j’ai abandonné mon esprit et mon âme. Peut-être n’est-il pas encore trop tard pour toi, mon enfant. Peut-être peux-tu encore sauver le monde de son apocalypse.
Toi aussi, tu fleuriras sous les rayons d’un soleil favorable. Je te souhaite, néanmoins, de te donner la peine de développer un esprit libre – ein freigeist. Ne me laisse pas te définir ; ne laisse ni ta mère, ni tes grands-parents te définir ; remets en question l’enseignement de tes professeurs ; apprends à différencier la connaissance de la normativité ; en plus de devenir qui tu es, performe la société pour qu’elle aussi, devienne qui elle est.
Il y a tant de défis que tu auras à relever. J’espère de tout mon être qu’il n’est pas trop tard, que l’air sera encore respirable, que les étés seront soutenables, que les hivers ne dévasteront pas les plaines, que l’eau demeurera potable et abondante, que les gouvernements calmeront leurs instincts prédateurs, que le peuple fomentera des nouvelles utopies. Mais mes espoirs faiblissent, pareils à la lueur d’une chandelle au bout de la nuit.
Si tu ne peux pardonner mes erreurs – Dieu sait qu’elles sont impardonnables –, tires-en autant d’enseignements que possible. Ne te résigne pas au silence ; oublie ton orgueil ; ne sombre pas dans la lâcheté ; méfie-toi de l’union des semblables.

Ce dernier point, il me faut le préciser, si tu le permets. La société m’a grugé, elle m’a convaincu que j’étais un animal politique... que je n’étais qu’un animal politique. Elle m’a attrapé entre ses griffes, sous une apparence lumineuse et souriante, pleine des promesses de la fortune, et m’a pris au piège. Elle a défini mon rôle en tant que bourgeois. Ma fonction unique était d’accepter l’essence des dichotomies et de les légitimer, de les promouvoir et de les masquer.
Les patries et les gouvernants m’ont rabâché de cette union, à toutes les sauces : “L’union fait la force”, “Le temps de l’union”, “L’union de la gauche”, “Le barrage républicain ou union contre l’extrême droite”, “Liberté, égalité, fraternité”. L’union vers la sérénité du système.
Cette idée, ils l’ont transfigurée, ils l’ont décharnée, ils l’ont vidée comme l’on vide un poisson, ensuite, ils l’ont inscrite dans nos corps psychologiques et physiologiques.
En définitive, ils l’ont intégrée comme une condition préalable à notre existence. Mais cette union ne signifie que l’adhésion à leur référentiel de valeurs. Ils utilisent la division comme une ombre chinoise pour effrayer nos phobies inconscientes. Leur soi-disant cohésion est nécessaire à leur survie. Ils utilisent des divisions choisies par eux pour justifier celles-là même qui sont inhérentes à leurs structures.
Apprends à aimer les divisions, les désunions, chéris les désaccords, accroche-toi aux débats didactiques. Cela ne signifie pas qu’il te faut entrer en conflit avec le monde. Au contraire, je t’implore d’agir pour créer un monde fabuleux, un univers merveilleux pour tout un chacun, une société dans laquelle, chaque matin, brilleront les promesses de l’aube.
Pour cela, bénis la singularité de tes prochains et sois le moteur de l’évolution de leur individualité. Définis-toi comme au-delà du politique, investis les luttes, contredis et critique les idées reçues, contredis et critique encore, contredis et critique toujours. À cette unique condition, tu pourras t’élever dans la voûte céleste et parader, joyeusement, entouré de tes camarades ailés. Il n’y a qu’un mouvement à amorcer de l’ombre à la lumière. La terre, en contrebas, t’offrira ses plus belles courbes, sa tunique bleutée te comblera par sa splendeur autant que ses courbes montagneuses. Et ses habitants ne feront plus l’objet d’une méfiance quelconque, basée sur des origines et d’autres critères arbitraires, mais, a contrario, se présenteront sous les atours d’une fraternité authentique. Fais l’éloge de la désunion vers un idéal merveilleux. Elle seule offrira les clés pour affronter les enjeux majeurs que mon silence, mon orgueil et ma lâcheté t’ont légués.

C’est cette désunion que je te prie de porter.

Alors, tu auras l’occasion, à ton tour, d’écrire une lettre à ton enfant. Tu lui raconteras comment tu as réussi à t’arracher à ta naissance, à purger les fautes de ton héritage et à affronter les écueils de la modernité.
Tu lui souhaiteras de continuer à s’épanouir dans cette société d’hommes et de femmes que tu as contribué à bâtir, de gambader par-delà les vallées et les rivières, par-delà les prés et les forêts.
Tu ne mentionneras pas, car il serait vain de le faire, tes inquiétudes sur leur avenir. Tu ne sentiras pas plus le besoin de faire miroiter des projets, désormais caduques, comme la limitation du nombre d’enfants, comme l’exode sur la planète rouge, comme la décroissance, comme la reconsidération du vivant. Soit que ces idées seront devenues ridicules, soit qu’elles se seront réalisées.
Tu lui rappelleras seulement de se méfier des vieux démons de la bureaucratie, de la dépolitisation du monde et du capitalisme.
Tu lui rappelleras les erreurs de ton père.
Tu lui rappelleras qu’il lui importe seulement de continuer à oeuvrer pour devenir qui vous êtes... (dés)unis vers la félicité ultime.

Voilà, en somme, mon enfant, tout ce que j’ai à t’offrir, toi que je ne rencontrerai jamais et en qui je porte tant d’espoirs. Puisses-tu t’épanouir et pardonner ce piètre héritage. À la veille du mystérieux voyage, tu m’offres le plus beau des cadeaux, une confiance infinie en un avenir serein.
J’ai marché dans les ténèbres, qu’elles t’apportent un chaleureux halo de lumière.

Avec un amour et une tendresse infinis,
Ton père
Émile Henry

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