Si loin, si proche

Un autre regard sur la préhistoire

Dans Le dialogue
Entretien Patricia JANSSENS - Photos Jean-Louis WERTZ

Une équipe scientifique composée de membres des universités de Liverpool, d’Aberystwyth et de Liège vient de mettre au jour, sur le site de Kalambo Falls en Zambie, à la frontière avec la Tanzanie, des sections d’une structure en bois datant de près de 500 000 ans. Elles sont plus anciennes que notre propre espèce, Homo sapiens, l’homme moderne, apparue il y 300 000 ans environ. Les résultats de cette découverte sont publiés dans la revue Nature.

Le Quinzième Jour : Comment évaluer l’importance de la découverte à Kalambo Falls ?

Veerle Rots : Elle est majeure, notamment parce qu’elle bouleverse la chronologie par rapport aux structures en bois admise aujourd’hui. Je collabore depuis longtemps avec l’équipe du Pr Larry Barham de Liverpool, notamment à Kalambo Falls, un site préhistorique bien connu. Grâce à la nature du sol, le matériel, abondant, est très bien conservé. Même les matières organiques, telles que le bois, sont particulièrement bien préservées dans ce lieu très humide. les fouilles de ces dernières années avaient pour objectif, notamment, de vérifier la chronologie du site. Parmi les multiples outils lithiques retrouvés, les fouilles ont également livré des objets en bois dont un assemblage délibéré de rondins. Ces restes spectaculaires montrent que nos lointains ancêtres étaient capables d’imaginer, de concevoir et d’échafauder une structure en bois.

C’est notre ambition : comprendre comment ont évolué les sociétés des premiers humains et comment ils ont interagi avec leur environnement, comment ils s’y sont adaptés et comment ils ont développé des techniques pour faire face à leurs besoins. nous travaillons principalement à partir des outils en pierre et, lorsqu’ils sont préservés, des ossements et des objets en matière organique. leur analyse de plus en plus fine et détaillée lève un coin du voile sur l’évolution humaine.

Pierre Noiret : L’étude de la Préhistoire est basée, ne l’oublions pas, sur des catégories qui constituent en quelque sorte un classement temporaire. nous élaborons nos théories à partir de fragments très épars, et dans le temps et dans l’espace. l’ensemble de nos connaissances repose sur les découvertes archéologiques de quelques sites dans le monde. en résumé, notre savoir peut à tout moment être remis en question. C’est le cas avec la récente publication relative au site zambien.

V.R. : Effectivement. Le site de Kalambo Falls datait, croyait-on, de -300 000 ans. Mais la datation de la structure en bois réalisée à l’université d’aberystwyth au Pays de Galles a surpris tout le monde : -476 000 ans avant notre ère ! C’est très surprenant, car les restes des plus anciennes structures en bois connues actuellement datent de -10 000 années seulement. l’équipe d’aberystwyth a mesuré l’âge des couches de terre dans lesquelles les bois étaient enterrés, en utilisant deux techniques de datation par luminescence dont une bien connue, celle stimulée de façon optique (OSl), et une novatrice, celle stimulée par infra-rouge. le résultat est dès lors fiable.

PointeFleche

Je rappelle ici qu’il s’agit de populations nomades, des chasseurs-cueilleurs, dont on ignorait l’intérêt porté à des structures habitables ou paysagères. Qui a construit cet assemblage ? et pour quoi faire ? On ne sait pas. Peut-être s’agit-il d’un camp de base, un refuge lors de longs déplacements, ou une structure pour exploiter plus facilement la rivière. À l’évidence, les bûches sont plus anciennes que les premiers fossiles connus de “l’homme moderne”. Vu l’âge, il s’agit probablement de l’Homo heidelbergensis. nous en sommes encore aux conjectures, mais manifestement cette découverte est cruciale pour appréhender le comportement de la population de l’époque.

LQJ : Votre laboratoire, Traceolab – qui vient de fêter ses dix ans –, a-t-il participé aux analyses des bûches ?

V.R. : Oui. Que fait-on au Traceolab ? nous menons des analyses fonctionnelles pour mieux comprendre les comportements humains du passé. nous analysons les traces macro et microscopiques sur le matériel lithique, les objets en pierre. nous nous basons essentiellement sur les traces d’usure, en utilisant une méthode d’analyse qui s’est surtout développée à partir des années 1980, pour identifier l’utilisation des outils en pierre. Mais nous regardons également les résidus, des restes organiques et inorganiques qui peuvent encore adhérer aux outils lithiques. nous rendons ainsi visible la partie organique des technologies préhistoriques qui est rarement préservée. en étudiant les traces sur les outils lithiques, nous sommes en mesure de proposer une évolution pour plusieurs technologies, comme l’emmanchement ou les armes de chasse, et d’évaluer leur variabilité dans le temps et dans l’espace.

Avec le Pr Larry Barham, spécialiste de la Préhistoire africaine et responsable des fouilles à Kalambo Falls, je partage un intérêt au dispositif de l’emmanchement. et nous sommes bien d’accord sur le fait que la capacité de savoir monter une pièce lithique sur un manche organique et d’ainsi créer une entité plus complexe, révèle la créativité de l’humain ainsi que ses capacités intellectuelles.

Dialogue-RotsVeerle-H-JLWL’analyse fonctionnelle apporte donc des informations sur la vie quotidienne, sur les technologies et sur l’organisation sociale. l’invention de nouveaux outils ou de nouvelles armes de chasse ont peut-être permis aux hommes de chasser plus efficacement et à plus grande distance, réduisant ainsi les risques. les techniques de chasse – importantes ressources de protéines – ont inévitablement des implications majeures, car elles interviennent dans l’organisation sociale telle que la planification et la coopération par exemple. elles peuvent (ou non) libérer du temps pour d’autres activités, incluant les expressions artistiques. C’est d’ailleurs la même chose aujourd’hui ! les nouvelles technologies ont une répercussion sur notre quotidien : il suffit de regarder les adolescents avec leurs smartphones...

LQJ : On dit qu’il y a une véritable tradition liégeoise dans la recherche sur la Préhistoire ?

P.N. : Effectivement. Le pionnier en la matière est Philippe-Charles Schmerling, médecin et anthropologue. Passionné par la Préhistoire, il a fouillé en 1829 plusieurs grottes aux awirs, près d’engis, et trouvé des restes humains ainsi que des ossements de rhinocéros et de mammouth notamment. il a surtout mis au jour un crâne d’enfant qui sera identifié plus tard comme “néandertalien”* avec des outils taillés et des restes d’espèces animales disparues, ce qui attestait sa grande ancienneté. Ceci, à l’époque, s’opposait au discours de l’Église, laquelle se basait sur l’ancien Testament pour situer l’apparition de l’homme sur Terre. D’après les calculs ecclésiastiques, l’âge de la Création se situait autour de -4004 ans.
Depuis lors, les recherches dans la région liégeoise se sont poursuivies, puis l’enseignement de la Préhistoire s’est affirmé à l’Université et les techniques de fouilles se sont affinées : nous accordons à présent une grande valeur au contexte de la découverte, par exemple. nous utilisons la stratigraphie pour étudier le matériel exhumé, ainsi que les restes organiques, les sédiments et autres bijoux en coquillage. Ces sources permettent d’échafauder des hypothèses. On peut maintenant même extraire de l’aDn des sédiments et attester ainsi de la présence des néandertaliens en l’absence de vestiges humains.

LQJ : La génétique s’invite dans la recherche en Préhistoire ?

V.R. : Effectivement. Le Prix nobel de médecine 2022, le Pr Svante Pääbo, un biologiste suédois, est le pionnier de la paléogénétique. En 2010, il avait annoncé l’identification d’une nouvelle espèce d’hominidé à partir de matériel génétique : l’homme de Denisova (Sibérie). C’est la première identification d’une espèce humaine grâce au décodage d’un ADN fossile.

Les interactions répétées entre Néandertaliens et Dénisoviens et entre néandertaliens et premiers humains modernes nous obligent à nous interroger sur leurs différences. Très manifestement, les populations se sont rencontrées, croisées et unies. l’homme de Denisova et l’homme de néandertal ont disparu. Seul Homo sapiens est survivant. Mais en publiant la séquence presque complète d’aDn de néandertal, le Pr Pääbo a montré que 1 à 3 % d’ADN de néandertal est encore présent aujourd’hui dans le génome d’une large part de l’humanité. et si on additionne l’ensemble des gènes répertoriés, c’est 20 à 30 % de l’ADN néandertalien qui est toujours conservé dans les populations actuelles.

Ce constat est plein d’enseignement : manifestement, notre évolution a été caractérisée par des multiples métissages génétiques et on pourrait même dire que, sur le temps long, ces métissages ont eu une contribution fondamentale à la survie des populations humaines. Pour résister aux maladies, pour s’adapter aux températures glaciales ou torrides, une population a tout intérêt à se croiser génétiquement. Si elle se ferme sur elle-même, elle court un (grand) risque d’extinction.

On retrouve les deux populations (Néandertal et Homo sapiens) au Proche-Orient, même si ce n’est pas exactement au même moment. elles sont différentes par la morphologie du crâne, par la forme du squelette, mais elles utilisent des outils lithiques similaires. On peut donc s’interroger sur les différences entre les deux. De manière générale, il faut le dire, néandertal est moins bien considéré. Mais pour une comparaison fiable, on devrait comparer des sites d’âge similaire entre les deux continents : l’europe, où vivaient les néandertaliens, et l’Afrique, où vivaient les premiers humains modernes.

LQJ : Qui, en dehors des spécialistes, s’intéresse à la Préhistoire ?

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P.N. : L’origine de notre humanité intrigue, elle passionne petits et grands : pensons au succès des dinosaures. L’archéologie séduit beaucoup aussi, peut-être grâce à Indiana Jones ! L’archéologie préhistorique est une recherche de nos origines, de ce qui fait de nous des êtres humains. Elle tente de répondre à la question de nos origines. Même si elles concernent un passé très, très lointain, ces recherches sont capitales pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

Mais j’ai l’habitude de dire que les cours de Préhistoire évoluent selon les préoccupations de l’époque. au xixe siècle, c’est l’idée de progrès, du sens de l’histoire qui prévalait : on cherchait l’origine de l’homme pour noter les progrès accomplis. au XXe siècle surgit la question du climat : reconstituer le climat passé de la Terre sur le temps long devient intéressant. au XXIe siècle enfin, c’est la question des migrations qui s’impose et, plus récemment, émerge la thématique de genre. Est-il possible, par exemple, que des femmes, au Paléolithique, aient pris part à la chasse ? Pourquoi pas ? Nous ne disposons d’aucun argument qui prouve que cette activité était réservée aux hommes. Seule notre imaginaire nous le fait croire. Pareil raisonnement s’applique aussi à propos de l’art pariétal, à Lascaux ou Altamira par exemple. Les artistes étaient-ils des hommes ou des femmes ? Il faut avoir l’humilité de dire que nous ne le savons pas.

Si nous devons nous méfier de nos images mentales, il faut aussi se méfier de l’utilisation abusive de l’archéologie, une science qui peut être manipulée. Je pense aux archéologues nazis qui prétendaient que les allemands descendaient des populations de l’âge du Bronze (-2 200/ -800 en europe). Toute la culture des “champs d’urnes” (-1350/-950) – quand l’incinération remplace l’inhumation qui prévalait dans les périodes précédentes – était considérée comme “historiquement allemande”, ce qui justifiait les visions expansionnistes politiques ! Le régime soviétique, à ses débuts, a également invoqué des sources archéologiques pour corroborer les théories officielles du parti communiste sur l’évolution de la société...

V.R. : Ce qui est intéressant, c’est de réfléchir sur le temps long, très long ! Beaucoup de gens ont du mal à se rendre compte de la profondeur du temps. nous ne sommes qu’un maillon dans la longue histoire de l’humanité.

La connaissance de la Préhistoire permet de réfléchir différemment sur les problèmes de notre époque. les migrations par exemple, ou les actuels bouleversements climatiques. On connaît, dans les époques lointaines, des périodes de glaciation et de grandes fluctuations climatiques. Mais toujours l’homme s’est adapté. nous avons certainement beaucoup à apprendre sur cette capacité d’adaptation, sur les solutions adoptées. Par ailleurs, nous savons à présent que le berceau de l’humanité se trouve en afrique. Homo sapiens est né là-bas, puis a émigré. nous sommes donc toutes et tous des migrantes et migrants en europe ! la Préhistoire nous invite à ouvrir notre esprit, à élargir notre cadre de références, à évaluer l’évolution humaine sur des centaines de milliers d’années.

Finalement, les premiers hommes modernes et les néandertaliens sont-ils si loin de nous ? Certes leur mode de vie était différent et leurs techniques rudimentaires, du moins à nos yeux. Mais d’un point de vue cérébral, cognitif, avons-nous vraiment changé ?

* D’autres ossements avaient été découverts dans la vallée de neander, près de Düsseldorf, en 1856. C’est cette découverte qui sera utilisée pour nommer “l’homme de néandertal”, qui aurait dû s’appeler “l’homme d’engis” vu l’antériorité de la découverte par Schmerling. les plus anciens néandertaliens fossiles reconnus comme tels sont ceux de la Sima de los Huesos en espagne, datés de -430 000 ans.

 

Traceolab

Un anniversaire

Le laboratoire Traceolab fut créé à l’ULiège en 2013, grâce à une subvention européenne (ERC).
Une journée scientifique a été organisée le 26 octobre dernier à l’occasion de cet anniversaire.

Invité, le Pr Larry Barham a donné une conférence intitulée “The earliest wood structure in the world found at Kalambo Falls, Zambia : a journey of discovery”.

En savoir +

HOMME DE NÉANDERTAL ET HOMME MODERNE

Beaucoup de précurseurs du genre humain sont repris sous le vocable “australopithèques” : le plus célèbre d’entre eux est certainement lucy, découverte en 1974 dans la région d’afar en Éthiopie. Ce premier squelette fossile (presque complet) prouvait à l’époque que la bipédie datait de 3,2 millions d’années ; aujourd’hui, d’autres découvertes la font remonter à près de 6 millions d’années. « Généralement, on définit la Préhistoire comme la période qui s’étend de l’apparition de la lignée humaine à l’invention de l’écriture, en -3000 avant notre ère, explique Pierre Noiret. En l’état actuel de nos connaissances, la Préhistoire commence vers 3 millions d’années environ avec les premiers fossiles du genre Homo (crânes, ossements divers), découverts en Afrique. » Par ailleurs, les outils en pierre associés longtemps à Homo habilis semblent désormais plus anciens que l’apparition du genre humain, et datent de 3 300 000 années.

Le genre Homo a évolué et s’est diversifié, donnant naissance à des espèces telles que les “néandertaliens” (Homo neanderthalensis) et Homo sapiens, l’homme moderne. Les plus anciennes traces de l’homme de néandertal remontent à -430 000 ans en Espagne et on sait qu’il vécut en Europe, au Moyen-Orient et en Asie centrale. On situe l’apparition d’Homo sapiens en Afrique vers -300 000 et en Europe vers -40 000 ans.

Les deux populations, Néandertal et Homo sapiens, ont coexisté au Proche-Orient. Elles sont différentes par la morphologie du crâne, par la forme du squelette mais elles utilisent des outils identiques. « La comparaison des deux espèces est fréquente et, de manière générale, peu favorable à l’homme de Néandertal, poursuit le Pr noiret. Mais il faudrait, pour bien faire, comparer des sites d’âge similaire entre les deux continents : l’Europe, où vivaient les Néandertaliens, et l’Afrique, où vivaient les premiers humains modernes. Les petites Vénus du Paléolithique retrouvées en Europe datent de -40 000 ans, mais on n’a aucune trace de sculpture à la même époque en Afrique. »

Les sites préhistoriques sont nombreux, notamment en Wallonie : les sites d’engis, de Goyet, de Sclayn, de Spy ont livré un matériel remarquable, des outils en pierre, des silex taillés, des ossements, des bijoux.

Pour aller plus loin

  • L. Barham, G. A. T. Duller, I. Candy, C. Scott, C. R. Cartwright, J. R. peterson, C. Kabukcu, M. S. Chapot, F. Melia, V. Rots, N. George, N. Taipale, P. Gethin & P. Nkombwe, “Evidence for the earliest structural use of wood at least 476,000 years ago” dans Nature, 20 septembre 2023
  • Justin Coppe, Christian Lepers and Veerle Rots, “Projectiles Under a New Angle: a Ballistic Analysis Provides an Important Building Block to Grasp Paleolithic Weapon Technology”, in Journal of archaeological method and theory, 2022
  • Timothée Libois, Philip. R. Nigst, Paul Haesaerts, Marjolein D. Bosch, William C. Murphree, Tansy Branscombe et Pierre Noiret, “40 ans de recherches avec Vasile Chirica : Mitoc-Malu Galben”, dans Cornelia m. lazarovici et alexandru Berzovan (dir.) Quaestiones praehistoriae- Studia in honorem professoris Vasile Chirica, éd. academiei romane, Bucuresti-Braila, 2018
  • Pierre Noiret, Thomas Morard, Dick Tomasovic, Line Van Weersch, Indiana Jones. À la découverte de l’archéologie, juin 2023

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