À fleur de soi

Rencontre avec Lisette Lombé

Dans Univers Cité
Entretien Thibault GRANDJEAN

Tour à tour enseignante, slameuse, poétesse, romancière... Sans rien renier de ses vies passées, Lisette Lombé est aujourd’hui la nouvelle poétesse nationale de Belgique, succédant ainsi à Mustafa Kör. D’une voix douce mais avec un vocabulaire puissant, elle évoque sa place de femme racisée dans la société, elle explore aussi les corps et le désir. Diplômée de l’université de Liège, elle y reviendra au printemps pour une conférence organisée par le service Alumni.

Souvent, lorsqu’elle parle, Lisette Lombé s’interrompt et laisse sa phrase en suspens, à la recherche du mot juste. Quoi d’étonnant, en réalité, pour quelqu’un qui a passé sa vie à aider les autres à déposer les leurs ? Dès le départ, pourtant, ils étaient là, au bout des doigts. « Je me souviens que, petite, j’écrivais des histoires sur une machine à écrire, et je me voyais bien devenir écrivaine », évoque la poétesse.

À l’université de Liège, c’est donc naturellement qu’elle s’est « embarquée en littérature », avec des études de lettres romanes. « J’y ai passé des années merveilleuses, avec des amitiés qui perdurent encore aujourd’hui, mais je dois avouer avoir été un peu asséchée par la linguistique comme elle était enseignée, sourit-t-elle. Cette analyse du texte, cela me donne un peu l’impression de travailler comme un taxidermiste, loin de la chair vivante du texte. En revanche, cela m’a appris une rigueur et une réflexion qui m’ont préparée à mon métier d’enseignante. » Un métier qu’elle considère, encore aujourd’hui, comme sa juste place. « La pédagogie, la transmission, c’est vraiment un endroit pour moi, qui reste au cœur de mon engagement lors des ateliers d’écriture », affirme-t-elle.

Des années durant, lisette lombé a donc enseigné le français. D’abord à Liège, « dans des écoles dites difficiles, professionnelles », puis deux ans au Rwanda à l’école belge, avant de revenir l’enseigner comme langue étrangère en école supérieure. « Je me suis sentie bien dans ces lieux où j’ai pu à côté monter une exposition, une bibliothèque... J’ai senti là que j’en avais besoin, que j’étais une femme de projets », expose-t-elle.

PREMIÈRE BIFURCATION

LombeListte-V-DeborahGigliottiPour autant, la fatigue s’est bientôt faite sentir. Toujours en quête de sens, Lisette Lombé a alors repris le chemin des études. En médiation cette fois-ci, « pour continuer à enseigner le français dans le secteur associatif ». Elle devient job coach, accompagnant des personnes dans des projets de remise sur le marché de l’emploi. « Je participais à leur remise à niveau en français, mais aussi à la coordination de leurs stages et de leur formation », détaille-t-elle. Un engagement qui l’a menée, là encore, jusqu’à l’épuisement. « J’étais en première ligne des urgences, avec des personnes en souffrance, souffle-t-elle. C’était difficile de les accompagner dans la recherche d’un emploi alors qu’il y a tellement de freins en amont... On est face à des gens, majoritairement des femmes, sans papiers, enfermées dans des violences intrafamiliales, des assuétudes, etc. Les larmes étaient quotidiennes. » Malgré sa détermination, le corps de Lisette Lombé dit stop. « Je pense qu’il y avait beaucoup de choses intimement liées à cet épuisement : mon couple, ma maternité..., analyse-t-elle. Mais contrairement à la dépression qui vous laisse dans le canapé, l’étincelle de vie était toujours là. Simplement, je ne pouvais plus me rendre sur mon lieu de travail, et continuer à voir ces gens alors que je me sentais impuissante. »

Aalors, face à la « honte d’être portée » après avoir tant porté les autres, la poétesse a trouvé dans l’écriture un appui pour mener sa convalescence. À peine le diagnostic posé, le collectif Warrior Poets l’invite au Bozar pour déclamer son texte “Qui oubliera”, catharsis de l’agression raciste subie à bord d’un train. « C’était comme un appel, affirme-t-elle. Ce jour-là, je devais y aller. Alors même que je n’étais pas guérie ! » Sur cette scène, portée par une « énergie de survie », et malgré « les trous de mémoire », il s’est passé quelque chose. Un déclic. Une évidence. Lisette Lombé avait enfin trouvé sa juste place. « Par chance, la metteuse en scène Rosa Gasquet était dans le public, raconte-t-elle. Elle a senti en moi, moins qu’une technique ou une présence scénique, quelque chose de sincère. Et ça a changé ma vie. Sans elle, une fois ma prestation achevée, je pense que je me serais simplement reposée, avant de reprendre le travail. »

ELLES SLAMENT

Lisette Lombé découvre le slam, cette poésie déclamée en trois minutes a cappella, sans décor ni costume, livrée lors de micros ouverts, où chacun peut prendre la parole. Elle s’y est reconnectée avec elle-même : « Comme dans le sport à haut niveau que j’ai pratiqué dans ma jeunesse, il y a l’adrénaline, le public, l’entraînement en amont... Et puis, cela m’a également reconnectée à l’enseignante que j’étais et qui devait parler fort pour intéresser les élèves jusqu’au fond de la classe. C’est comme si chaque expérience professionnelle avait constitué un puzzle, et tout à coup, tout s’est assemblé autour de cette petite boule de feu. »

Rapidement, le feu est devenu brasier. En à peine trois mois, elle a reçu le prix “Paroles urbaines” de la Fédération Wallonie-Bruxelles et fondé le collectif l-Slam, encore actif aujourd’hui. « Je voulais tendre une main que l’on m’avait
tendue et qui m’avait fait découvrir le slam, explique-t- elle. J’avais gardé mon réseau de l’association féministe dans laquelle je travaillais et j’ai proposé à ses membres de rencontrer à leur tour le milieu du slam. Car je savais qu’elles avaient des choses à dire, elles qui côtoyaient tous les jours des urgences et des injustices. »

Les nouvelles slameuses ont créé un système de marrainage, inédit en Belgique francophone, où une artiste confirmée prend sous son aile une femme qui monte sur scène pour la première fois. « L-Slam a vraiment permis à de nombreuses femmes de prendre la parole en public, estime-t-elle. Car si elles sont nombreuses à fréquenter les ateliers d’écriture, peu se produisent sur scène : le slam était un milieu majoritairement blanc et masculin. Cela tenait au fait qu’il n’y avait pas de réflexion sur l’espace public, sur le rapport à la nuit. Comment voulez-vous monter sur scène tard le soir, quand vous vous occupez des enfants ? La maternité était une thématique très présente dans les textes lus. » Le collectif de la poétesse a aussi posé le regard sur la situation des femmes dans l’espace public et la société. « Quand on slame du texte engagé, on est très vite perçue comme une hystérique, et cela dérange, note Lisette Lombé. Ensuite s’est également posée la question de la rémunération, car payer les artistes est aussi une façon de les respecter. C’est une porte d’entrée de l’émancipation féminine ! »

ÉCRIRE, C'EST HURLER SANS BRUIT

Après « l’incandescence » de cette année riche en émotion, la poétesse a décidé de s’éloigner un peu pour se guérir de l’épuisement professionnel qu’elle n’avait fait que mettre à distance. « J’ai eu la chance immense de bénéficier d’une énorme confiance de la part de mes donneurs d’ordre, reconnaît-elle. Alors que tout s’accélérait, ils ont attendu que j’aille mieux pour poursuivre l’aventure. » Une aventure rendue possible par l’immense soutien dont bénéficie Lisette Lombé. « Je suis pleine de gratitude tous les jours envers les différents cercles qui m’épaulent et sans qui cela aurait été éminemment plus difficile de mener cette vie d’artiste, insiste-t-elle. Avec d’autres poétesses, nous pensons que nous devons être très honnêtes envers la génération d’artistes émergents : nous avons bénéficié d’un contexte. Que ce soit par nos réseaux, nos diplômes, notre entourage... Tout cela compte énormément dans notre réussite ! » En plus de déclamer ses mots, la poétesse s’est alors mise à les publier. D’abord avec La Magie du Burn-Out paru en 2017, ensemble de collages et de lettres, « destinés à tous les gens en burn-out pour leur dire que j’étais sur le même chemin, pas beaucoup plus loin, et qu’ils n’étaient pas seuls dans cette épreuve ».

Ont suivi ensuite plusieurs recueils, comme Black Words en 2018 et Venus Poetica en 2020. « Black Words aborde la question de l’identitaire et du métissage que je vivais comme un écartèlement, éclaire-t-elle. On y croise des pans de ma vie, le Congo, mes parents... La fin du recueil parle de l’intime politique et de la sexualité, une thématique que j’ai continué à explorer dans Venus Poetica. On y suit le désir, de l’enfance à l’âge adulte, mais aussi des questions plus politiques auxquelles les femmes racisées sont confrontées, comme l’exotisation. » Pour Lisette Lombé, il y a déjà dans ce Venus Poetica les prémices de la poésie qui se transforme en prose et que l’on retrouve dans Eunice, son premier roman paru en 2023.

S’ÉCOUTER SOI-MÊME

Aujourd’hui, la poétesse se dit apaisée, alignée avec elle-même. « Auparavant, j’obéissais beaucoup plus aux injonctions que je m’imposais, dictées par ce qu’on allait penser de moi, songe-t-elle. Et puis, avec le confinement, quelque chose a commencé à se craqueler. Je montais sur scène pour prononcer une parole publique puissante et engagée, alors même que je vivais une relation d’emprise dans mon couple. Je sens désormais une très grande force intérieure, et j’ai redécouvert une grande clairvoyance sur scène. »

« Cela signifie aussi accepter mes ambivalences, explique-t-elle encore. À une époque, je me suis sentie porte-parole, ”la voix des sans-voix” ainsi que je l’ai écrit un jour, alors que je ne dirais plus cela à présent. J’accepte par exemple de ne pas réussir à m’exprimer sur la situation actuelle dans le conflit israélo-palestinien. Je ne prends plus position sur les réseaux sociaux, et j’apparais donc comme quelqu’un qui s’est dépolitisé. » En apparence seulement. Car aujourd’hui, la scène slam bouillonne d’une énergie queer, à laquelle la poétesse veut laisser plus de place. « Il y a maintenant des personnes trans, non-binaires, des nouvelles voix qui traduisent une urgence, expose-t-elle. Or, pour beaucoup de gens, le bouleversement des genres va trop vite. Et je sens que ma responsabilité est d’établir un dialogue entre des personnes qui sont très déconstruites et celles qui ne le sont pas : elles ne sont ni racistes, ni homophobes, mais simplement pas au même endroit de déconstruction. »

Lisette Lombé a donc décidé de mener son nouveau statut de “poétesse nationale” en accord avec ses convictions.

« L’idée est avant tout de faire voyager la poésie et de lui faire traverser les frontières, éclaire-t-elle. Mes textes seront traduits et je les lirai en néerlandais. Mais je souhaite aller plus loin, avec des choses très concrètes. » Ainsi, la poétesse travaille sur « une malle poétique à destination des enfants, à remplir tout au long de l’année pour qu’à la fin, la poésie leur parle de façon tangible. Mon autre grand projet consiste en des ateliers d’autodéfense poétique, destinés aux élèves du secondaire, et orientés en particulier sur les questions de harcèlement. Dans le slam, l’une des valeurs fondamentales est l’écoute de la parole des autres, et je souhaite développer des climats d’écoute dans la classe en partant d’un dispositif slam. Ne pas juger les textes, ne pas dresser une parole contre une autre, être hyper attentif aux émotions... »

Un projet dans l’air du temps, alors que les réseaux sociaux comme Instagram charrient une poésie du quotidien, touchant des millions de lecteurs à travers le monde. « C’est extrêmement vivifiant, et les gens ont besoin de cela », avoue-t-elle. 

ALUMNI EN LUMIÈRE

Le service alumni de l’Uliège organisera une soirée avec lisette lombé, poétesse nationale, au cours de laquelle elle recevra la médaille de l’Uliège.

Le mardi 9 avril à 18h, à la salle académique, place du 20-août 7, 4000 liège.

DERNIER ROMAN

Lisette Lombé, Eunice, Seuil, Paris, 2023
En quelques heures, la vie d’eunice bascule. Son compagnon vient de la larguer quand elle apprend la noyade de sa mère dans des circonstances qui révèlent un secret maternel. Eunice sombre alors et se réfugie dans l’alcool et le sexe, sans en tirer aucun soulagement. Qui était donc sa mère ? Le comprendre pourrait peut-être l’apaiser. À moins que la sérénité provienne d’un sentiment nouveau.

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