Au fil de l’eau

Des recherches à Gembloux Agro-Bio Tech

Dans Omni Sciences
Dossier Henri DUPUIS

Quels seront les impacts des changements climatiques sur notre agriculture et notre élevage ? Et comment s’en prémunir ? Rien n’est simple et il n’existe pas de solution unique. Sans oublier qu’à l’inverse, l’agriculture a, elle-même, une incidence sur le climat. Tour de la question avec des chercheurs de Gembloux Agro-Bio Tech.

En tant que professeure en hydrologie et physique des sols à Gembloux agro-Bio Tech, Aurore Degré est en quelque sorte à la source de toute réflexion sur l’impact du climat sur les écosystèmes agricoles. Sans eau, en effet, pas de vie, ni végétale ni animale : « Dans l’avenir, il faut s’attendre, chez nous, à des précipitations plus intenses et à des quantités annuelles plus importantes réparties différemment. Davantage en hiver sans doute, alors que les étés connaîtront des épisodes de sécheresse. Cela va avoir d’importantes répercussions sur un phénomène essentiel : l’infiltration dans les sols. » La vitesse à laquelle l’eau pénètre dans ceux-ci dépend en effet de leur nature. ainsi, un sol sablonneux laisse-t-il l’eau s’infiltrer plus rapidement et facilement qu’une nappe argileuse. Cette capacité est intrinsèque, même si la gestion des sols peut la moduler en partie : un sol d’un type donné ne va pas absorber davantage d’eau parce que les pluies sont plus intenses. « L’eau surabondante par rapport à la capacité d’absorption va alors ruisseler en surface, explique Aurore Degré. Plus les pluies seront intenses, plus il y aura ruissellement, même si le sol est encore perméable lors de l’averse. » résultat ? Une perte d’eau pour les nappes souterraines et un risque d’inondation, d’érosion, de coulée boueuse, etc. L’érosion est déjà un problème dans nos régions. Si l’intensité des pluies augmente, l’érosion sera amplifiée à une puissance 4 par rapport à l’intensité de la pluie. « Nous sommes en train de perdre du patrimoine productif », conclut aurore Degré.

Les sécheresses vont, elles aussi, avoir des conséquences sur le monde végétal. Sans doute les sécheresses météorologiques, de courte durée, se transformeront-elles progressivement en aridités édaphiques, c’est-à-dire en sécheresses agricoles, lorsque les plantes n’ont plus suffisamment d’eau dans la zone explorée par les racines. L’étape suivante est la sécheresse hydrologique qui se produit lorsque les stocks d’eau ne se reconstituent pas d’une année à l’autre dans les nappes phréatiques. la question est de savoir s’il est possible de se prémunir contre les différents dérèglements du cycle hydrologique. Comme on le lira, il y a des adaptations possibles au niveau des cultures et des pratiques agricoles. Mais il est aussi urgent d’agir sur les ressources en eau elles-mêmes. « Tout d’abord, constate Aurore Degré, avant d’envisager d’améliorer, il faut arrêter d’abîmer. Il faut cesser toute imperméabilisation des sols, car cette opération empêche tous les services écosystémiques qu’ils nous rendent : nourriture, régulation de l’eau, stockage du carbone, soutien à la biodiversité. » En Wallonie, un “stop béton” a été programmé pour... 2050 ! Un délai bien trop long qui a eu comme effet de susciter un boom de projets. « Aux Pays-Bas, des initiatives de dés-imperméabilisation visent notamment les cours d’école dont on ôte le bitume », pointe la Pr Aurore Degré.

biocharFace au manque ou à l’abondance d’eau, comment réagir ? Par un nouveau design du paysage tout d’abord. « Tout paysage est une cuvette, constate-t-elle. Il faut empêcher l’eau d’y aboutir trop vite. Il faut la ralentir afin qu’elle s’infiltre ou qu’il soit possible de la redistribuer. Il faut un nouveau remembrement des campagnes comme il y en a eu un dans les années 1960 pour permettre la mécanisation de l’agriculture. Mais, cette fois, il faut imaginer un paysage qui soigne : foin des constructions en béton ! Encourageons la plantation de haies, l’édification de terrasses, de talus, de fossés, des paillages au pied des plantes, etc. »

La solution de l’irrigation n’est pas à rejeter d’office. Mais si tout le monde la pratique à outrance, on va droit dans le mur. Dans ce domaine aussi, les exemples de solutions existent. « Nous devons nous inspirer des régions méditerranéennes, elles qui ont développé depuis longtemps une utilisation multiple de l’eau. Ainsi, l’irrigation se fait-elle à partir des eaux usées épurées, plutôt que de rejeter celles-ci dans les rivières. » lLa construction de méga-bassines telles qu’elles sont envisagées (et contestées) en France serait-elle un moyen approprié pour stocker l’eau ? « Certainement pas, s’insurge la professeure gembloutoise. C’est même un exemple de mauvaise adaptation aux changements climatiques. Ce n’est pas une bonne idée de pomper l’eau des nappes où elle est protégée pour la mettre en surface où elle est susceptible d’être polluée et surtout de s’évaporer. Techniquement, c’est difficilement défendable. Éthiquement, c’est la privatisation d’un bien public puisque cette eau est mise à disposition de quelques agriculteurs seulement, ce qui pose question. » La solution est plutôt à trouver dans le stockage d’eau de pluie, l’empêchant dès lors de ruisseler vers les rivières.

MODIFIER LES PRATIQUES AGRICOLES

Responsable de la cellule Environment is Life de Gembloux Agro-Bio Tech, le Pr Bernard Longdoz est spécialiste des échanges de gaz à effet de serre (GES) entre écosystèmes terrestres et atmosphère. À ce titre, son souci est aussi de rendre les effets de l’agriculture moins négatifs pour le climat. Diminuer fortement notre consommation de viande, surtout de bœuf, par exemple, est une piste politique. Même si, comme on le lira, il ne suffit pas de supprimer purement et simplement toute forme d’élevage. Mais en amont, la manière de gérer les écosystèmes peut fortement modifier leur incidence sur le climat. les mesures des émissions de GES effectuées par un réseau européen dont Gembloux fait partie montrent que deux pratiques sont à recommander : « Il faut, précise Bernard Longdoz, mettre en place des intercultures, comme la moutarde, semées après les moissons et les incorporer dans le sol après l’hiver, ce qui va d’abord stocker du carbone – un sol nu, sans culture, est émetteur de CO2 –, mais va aussi “engraisser” le sol. Ensuite, il faut veiller à ne pas fertiliser le sol directement avant des pluies abondantes – aujourd’hui c’est prévisible – sinon il y aura de grosses émissions de protoxyde d’azote( N2O). »

Biochar-VD’autres pratiques vont devoir se répandre : insérer ou maintenir des prairies dans la rotation des cultures, car l’herbe stocke davantage de carbone. Ou encore enfouir du charbon de bois (le biochar) dans les sols, manière de stocker le carbone pour de longues périodes.

Des solutions existent mais ne seront pas suffisantes, comme le précise Bernard longdoz, si des itinéraires techniques nouveaux ne sont pas adaptés. « Pour chaque culture, il faut savoir quand on sème, quand on fertilise, comment on travaille le sol. C’est tout l’écosystème qu’il faut rendre plus résilient. C’est l’objet de nos tests en champs expérimentaux et en laboratoire : quelles pratiques vont offrir le plus de résistance aux différents chocs ? » D’autant, comme si cela n’était pas déjà assez complexe, que modifier les pratiques agricoles ou nos habitudes de consommation restera sans guère d’effet si l’aval du secteur ne se transforme pas également. Bernard longdoz aime citer l’exemple du miscanthus, herbacée aussi haute que le maïs (mais qui ne doit pas être ressemée chaque année, qui supporte bien le manque d’eau et ne nécessite guère de fertilisant), herbacée qui pourrait nourrir le bétail et produire de l’énergie, et être utilisée comme paillage ou comme isolant dans la construction. Bref, un candidat idéal comme culture de substitution dans nos régions. « La culture seule n’est cependant pas suffisante, soupire le Pr Bernard Longdoz. Il faut mettre en place une filière économique complète et associer des industriels, ce que nous essayons de faire pour le miscanthus avec la région des Hauts-de-France. »

L’élevage, particulièrement de bovins, est souvent dénoncé (parfois avec violence) comme le mauvais élève de la lutte contre le réchauffement climatique. Pourtant, ici aussi, il convient d’apporter des nuances. « Il faut, estime le Pr jérôme Bindelle, spécialiste des systèmes d’élevage pour l’agroécologie et la gestion des pâturages, repenser notre système alimentaire avec comme objectif de nourrir tout le monde, mais de manière durable. Pour cela, il faut développer une nouvelle stratégie alimentaire en partant du contenu de nos assiettes. » Sans surprise, les différentes études réalisées sur le sujet concluent à une réduction plus ou moins drastique de la consommation de protéines animales. Dans nos régions, ces dernières proviennent des monogastriques (cochons, poulets) et des ruminants (bovins, caprins, ovins). les premiers produisent peu de méthane lors de la digestion, à l’inverse des ruminants. Faut-il dès lors ne plus manger que du porc ou du poulet ? Ce serait oublier que, pour les nourrir, il faut aussi mettre des champs en culture. et que les prairies des ruminants, elles, captent davantage le carbone que les cultures et assurent un support à la biodiversité.

Supprimer tous les types d’élevage est-il une solution ? « Non, rétorque Jérôme Bindelle. On se priverait alors de la possibilité de réutiliser une partie des aliments que nous ne savons pas consommer et que les animaux transforment avant que nous ne les consommions à notre tour. C’est le rôle des animaux dans la circularité du système agricole. Des collègues néerlandais ont montré qu’à un certain niveau de consommation quotidienne de protéines animales par personne – environ 20 grammes –, on utilise un minimum de terre. Si on descend sous ce seuil, comme on se prive de la capacité des animaux à manger des restes comme le tourteau par exemple, on doit cultiver plus de terre pour nourrir tout le monde. À l’inverse, si on consomme plus de viande, on consacre une partie des terres à nourrir les animaux. La question n’est donc pas si on doit se priver de toute forme d’élevage, mais de trouver le bon équilibre entre élevage et cultures. »

CHEPTEL RÉDUIT

Cet élevage, qu’on pourrait qualifier d’équilibré avec son environnement, quel visage aura-t-il dans le futur ? il faudra sans doute redouter des stress thermiques chez les animaux et une augmentation des maladies venant de régions plus chaudes (la maladie de la langue bleue chez les ruminants, par exemple). Mais les changements climatiques auront aussi un effet sur les prairies. « Dans nos régions, c’est plutôt positif, explique jérôme Bindelle, à cause de l’effet fertilisant du CO2 (lire ci-après). L’herbe de nos prairies poussera mieux en moyenne... mais il faut compter avec les épisodes de sécheresse et la variabilité accrue. La saison de pâturage va donc sans doute commencer plus tôt, dès le mois de mars, puis s’interrompre en juin car il fera trop sec, avant de reprendre en août jusqu’en novembre. Il faudra donc repenser l’approvisionnement en fourrage. Et parquer les animaux l’été, non dans les étables où il fera trop chaud mais sur des zones ombragées près des fermes. » Il faudra aussi semer d’autres variétés d’herbes, car l’actuel “ray- grass” anglais très productif... s’arrête de pousser au-delà de 25°C !

vachesLe problème auquel seront confrontés les monogastriques est différent parce qu’ils sont en général élevés en étables où la température risque de devenir insoutenable. Il faut donc prévoir des systèmes de refroidissement, hélas gourmands en énergie. Pourquoi dès lors ne pas les laisser s’ébattre en toute liberté à l’extérieur ? « Ce n’est pas si simple, argumente le Pr Bindelle. Les installations actuelles permettent de récolter facilement leurs déjections. Si vous laissez un élevage de porcs dans un pré par exemple, vous devrez réduire la densité de manière drastique car vous ne pouvez laisser s’écouler autant de déjections dans le sol ; dans l’étable, vous pouvez les récolter, les stocker pour éviter leur fermentation, donc des GES. À nombre égal de porcs, il faudra étendre considérablement la surface agricole qui leur est réservée, ce qui n’est pas simple non plus. »

Le cheptel va donc devoir diminuer dans nos régions. Mais il ne disparaîtra pas. Et pour être durable, l’élevage va devoir retrouver sa place dans un paysage agricole diversifié. « Dans la partie occidentale de l’UE, il n’y a plus que 10 % (environ) de fermes en polyculture élevage. La ferme idéale future devrait pourtant intégrer les deux pour profiter des bénéfices mutuels. Heureusement, la situation de départ est meilleure en Wallonie que dans d’autres régions voisines. Mais il faut également en revenir à plus d’hétérogénéité dans le paysage, ce qui passe notamment par une réduction de la taille des parcelles sans diminuer la surface totale dédiée aux cultures. »

CULTURES D'HIVER ET DE PRINTEMPS

« Savoir quel sera l’impact des changements climatiques ? Mais cela fluctuera en fonction des cultures ! » le ton est donné : ce n’est pas de la part de Benjamin Dumont, professeur de phytotechnie à Gembloux Agro-Bio Tech, qu’on obtiendra un discours tranché ni un catalogue de bonnes pratiques versus les mauvaises. Tout est dans la nuance. « C’est loin d’être ma littérature préférée, mais en matière de relation climat-agriculture, je dirais qu’il y a au moins “50 nuances de gris” ! »

Certaines cultures devraient d’ailleurs bénéficier des changements en cours. Comme il va faire plus doux en moyenne, les cultures dites d’hiver (blé, colza, ainsi que certaines légumineuses) semées à l’automne devraient mieux s’implanter et développer des racines qui, lors de la reprise des végétations au printemps, vont être capables d’aller chercher l’eau (et donc les nutriments) rapidement et profondément dans le sol. et l’effet fertilisant du CO2 va s’y adjoindre. Parce que, oui, l’accroissement du CO2 peut être bénéfique pour les plantes ! Petit rappel du mécanisme (simplifié) d’absorption du CO2, préalable à la photosynthèse sans laquelle il n’y a pas de vie : les plantes puisent de l’eau, ouvrent leurs stomates et transpirent. l’eau sort, le CO2 rentre. S’il y a plus de CO2 dans l’atmosphère, l’utilisation de l’eau est plus efficiente et le rendement photosynthétique est amélioré. « Mais cela, précise Benjamin Dumont, c’est en moyenne. Car s’il y a une augmentation de la récurrence de pluies intenses comme cela est attendu (ce fut le cas par exemple dans le bassin parisien en 2016), les racines sont anoxiées (privées d’oxygène) et les processus de développement ralentissent ou stoppent. Quant aux légumineuses, elles sont sensibles aux chocs thermiques : s’il fait trop chaud, on observe un phénomène de coulure des fleurs, une perte de fertilité, avec comme conséquence l’arrêt de la transformation de la fleur en fruit porteur de graines. » Nuances, nuances...

Continuons avec les cultures de printemps : leur principal ennemi semble être la sécheresse, notamment en phase d’établissement. « On l’a observé dans les années 2018, 2019 et 2020, se souvient Benjamin Dumont. Maïs, betteraves et pommes de terre ont subi la sécheresse, mais chaque culture a été touchée plus spécifiquement. Tout dépend du moment où elle se produit par rapport à celui du semis et du développement de la plantule. Tandis qu’une longue et intense aridité, comme en 2022, peut impacter fortement les trois cultures. » Pas d’effet fertilisant bénéfique du CO2 pour ce type de plantes ? En théorie, si, mais il pourrait être moindre que pour les cultures d’hiver et les chercheurs ne peuvent encore dire qui va l’emporter, de l’effet fertilisant ou du stress hydrique ! Cela dit, certaines cultures ont sans doute plus de chances de perdurer dans nos régions que d’autres : la betterave, par exemple, qui peut développer des racines jusqu’à deux mètres dans le sol, au contraire de la pomme de terre dont l’essentiel du système racinaire se situe dans les 50 premiers centimètres. Mais ces changements climatiques permettent aussi de saisir de nouvelles opportunités. « Grâce au réchauffement moyen des températures, nous parvenons à cultiver aujourd’hui du blé dur (dont on fait les pâtes) dans nos régions. De même pour le tournesol qui n’arrivait guère à maturité qu’un an sur deux il y a quelques décennies, alors qu’aujourd’hui sa culture est concevable. Et il n’est pas exclu que nous remplacions un jour le maïs par le sorgho, comme on l’observe dans le sud de la France. »

RECHERCHE DE L’ÉQUILIBRE

Et quid de la réduction de l’impact de l’agriculture sur le climat ? Pour faire bref, labourer les champs chaque année est une aberration qui se traduit par un déstockage du carbone des sols. Trop travailler la terre avec une charrue favorise son réchauffement et la pénétration de l’oxygène de l’air dans le sol, ce qui est idéal pour que les microorganismes convertissent le carbone contenu dans le sol en CO2, qui s’échappe alors dans l’atmosphère. Si elles sont bien appliquées, les techniques sans labour sont connues pour accumuler la matière organique en surface. Par contre, les rendements peuvent être moins élevés du fait que, les premières années, les sols ont tendance à devenir plus compacts et donc moins oxygénés. « La littérature, précise Benjamin Dumont, rapporte toutefois que ces effets peuvent s’inverser après 12 à 15 ans d’une telle pratique, après que le travail des vers de terre et des racines a reconstitué un sol plus meuble. » Comme si cela ne suffisait pas, Benjamin Dumont pointe une autre difficulté mise en évidence dans plusieurs études : un sol non labouré, dont les résidus de culture et la matière organique s’accumulent en surface, semble émettre davantage de N2O dont le pouvoir réchauffant est bien supérieur (environ 300 fois) à celui du CO2.

Tous ces effets interactifs et antagonistes sont parfois difficiles à appréhender, alors que le changement climatique est à nos portes. « En agriculture, conclut Benjamin Dumont, il faut toujours chercher l’équilibre, l’équilibre entre l’utilisation d’eau, les émissions de gaz à effet de serre et une nécessaire production pour nourrir les populations. C’est un exercice très difficile. C’est pour cela qu’il faut travailler avec les agriculteurs, car ce sont eux les premiers écologues, ils sont tous les jours dans leurs champs. Et il faudra travailler conjointement pour réaliser ensemble toutes les adaptations nécessaires. »

En attendant, il existe une mesure d’urgence, facile à prendre, qui concerne tout le monde : réduire notre insoutenable gaspillage alimentaire...

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