Dialogue avec le vivant

Le concept One Health

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Dossier Julie LUONG – Dessin Fabien DENOËL

Apparu au début du XXIe siècle, le concept “One Health” (ou “une seule santé”) est un cadre de travail transdisciplinaire qui envisage les questions de santé à l’intersection du monde humain, du monde animal et des écosystèmes. Une prise en compte des interconnexions du vivant nécessaire pour lutter contre le risque pandémique et plus généralement prendre soin de la planète et de tous ses habitants. L’université de Liège sous l’impulsion, notamment, du vice-recteur à la recherche Michel Moutschen, veut formaliser cette approche à travers une “One Health House”.

Le concept “One Health” est apparu dans les années 2000. Il aura pourtant fallu la crise de la Covid-19 pour que le terme commence à se frayer un chemin parmi les non-initiés. Illustration un peu trop parfaite de l’interdépendance entre santé animale, santé humaine et santé environnementale, la pandémie a joué le rôle de spectaculaire piqûre de rappel : les humains n’habitent pas dans un décor – la nature – avec des personnages secondaires, les animaux, les plantes ou les micro-organismes. Au contraire, nous évoluons dans un monde interconnecté qui rassemble tous les êtres vivants. Et comme la plupart des maladies infectieuses – 58 % des 1400 pathogènes susceptibles d’infecter l’humain sont d’origine animale –, la Covid est une zoonose, c’est-à-dire une maladie transmise par l’animal à l’humain.

« Il y a beaucoup plus de risques de zoonoses aujourd’hui que par le passé, observe Simon Lhoest, enseignant-chercheur en gestion des ressources forestières à Gembloux agro-Bio Tech, notamment à cause de l’emprise croissante des activités humaines sur les écosystèmes naturels, la déforestation en particulier, mais aussi notre présence accrue dans ces écosystèmes. Par ailleurs, l’explosion démographique crée des zones à très haut risque de nouvelles émergences dans certaines régions du monde. » Les déplacements de population, le commerce international, les voyages se chargent quant à eux de faire circuler les virus à l’échelle planétaire.

En ce sens, le risque accru de pandémie, au même titre que la perte de biodiversité, peut être considéré comme un effet de l’altération fonctionnelle du réseau vivant. « Au cœur du “One Health”, il y a la notion de réseau. Or il existe une véritable science des réseaux, explique Michel Moutschen, vice-recteur à la recherche à l’ULiège. Des théoriciens comme Albert-László Barabási ont travaillé tant sur les réseaux électriques que sur les réseaux du corps humain. Et ils ont retrouvé des similitudes : pour qu’un réseau soit fonctionnel, il faut que ses nœuds soient connectés d’une certaine façon et s’il y a des attaques sur ces nœuds, le réseau s’effondre. » Pour le vice-recteur, également médecin spécialiste de l’immunodéficience, le concept de “One Health” fait écho à la théorie de l’hygiène, qui postule que l’affaiblissement de nos contacts avec les micro-organismes – diminution des accouchements par voie basse, environnements désinfectés, etc. – induit un dysfonctionnement du système immunitaire, qui explique notamment la recrudescence des allergies dans nos sociétés modernes. « C’est un exemple qui montre que quand le réseau de connexions est appauvri, on a une altération de la santé qui se traduit dans un deuxième temps par une maladie », commente-t-il.

Comme le risque de pandémie virale, la résistance aux antibiotiques illustre très bien la puissance de ces interconnexions et de leur dérèglement. Directement causée par notre surconsommation ou mauvaise utilisation des antibiotiques, l’antibiorésistance pourrait devenir d’ici 2050, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la première cause de mortalité humaine dans le monde, loin devant le cancer. Or, le mésusage des antibiotiques concerne à la fois la santé humaine, la santé animale, la santé végétale et la gestion des déchets de médicaments. l’antibiorésistance est un problème lié à notre manière de nous soigner ainsi qu’à celle de nous nourrir. elle concerne en outre notre industrie et notre aptitude à innover face à des bactéries promptes à s’adapter.

UNE APPROCHE SALUTOGÈNE

Face à la menace pandémique et à l’antibiorésistance, l’approche “One Health” invite à agir de façon préventive. Prévenir en cherchant de nouveaux équilibres, en comprenant, réparant et prenant soin du réseau du vivant. À la gestion collaborative des risques identifiés, le concept “One Health” parle de “production de santé”, une approche dite “salutogène” selon le terme du sociologue américain, aaron antonovsky. « Il s’agit de travailler sur les déterminants de la santé mais aussi sur les déterminants des déterminants, toujours plus en amont, raconte Nicolas Antoine-Moussiaux, coordinateur du master de spécialisation de gestion intégrée des risques sanitaires à l’ULiège. Cette démarche appelle à toujours plus de collaborations, de plus en plus diverses, et à apprendre ensemble. » Dans ce master lui-même en constante évolution, Nicolas Antoine-Moussiaux accueille des profils très divers : médecins, vétérinaires, pharmaciens, agronomes, infirmières épidémiologistes, anthropologues, environnementalistes. « L’idée, précise-t-il, c’est que tous ces gens puissent relier leur expérience, la valoriser d’une nouvelle manière pour collaborer avec d’autres, qui conceptualisent les choses différemment, qui n’ont pas les mêmes priorités et parfois pas les mêmes valeurs. »

De son côté, Simon Lhoest rappelle que « travailler chacun dans sa bulle disciplinaire a été longtemps une pratique dominante. Plus récemment, des chercheurs se sont, au contraire, intéressés à l’interdisciplinarité. Le bémol, c’est le risque de mettre ensemble des personnes aux profils tellement différents qu’ils ont finalement peu de préoccupations à partager. Le concept de “One Health” ne peut être opérationnel qu’à condition que les chercheurs se comprennent. » Pour autant, cette approche apparaît aujourd’hui indispensable au regard de la complexité des problèmes auxquels nous sommes confrontés et de leur imbrication. « La pensée systémique est importante, poursuit Nicolas Antoine-Moussiaux qui exige de voir le monde comme un ensemble de systèmes et de sous-systèmes interconnectés. Face à la convergence des crises, nous devons collationner nos analyses et nos solutions. À l’interconnexion des problèmes doit correspondre celle des disciplines, des points de vue et des modalités de savoir. »

COLLECTIFS MULTI-ESPÈCES

Le “One Health” s’inscrit par ailleurs dans une évolution conceptuelle majeure, qui a peu à peu laissé de côté l’idée d’une nature régie uniquement par ses propres lois, au profit de la notion de vivant. « Celle-ci nous invite à prendre au sérieux les interdépendances fortes entre humains et non-humains. Leur coévolution, au sein d’une multitude de collectifs, n’est plus considérée comme une perturbation, mais comme la norme, explique Dorothée Denayer, biologiste et socio-anthropologue, codirectrice du SeeD (socio- écologie, enquête et délibération) au sein de la faculté des Sciences de l’Uliège. La biodiversité diminue, tandis que certains êtres prolifèrent. Or dans le paradigme d’une nature idéale et prévisible, ces deux phénomènes sont considérés comme “à éradiquer’ sans pour autant que nous soyons en mesure de comprendre les relations humains- vivants dans ces phénomènes. La question n’est donc plus seulement : quelles pratiques pour éradiquer tel animal exotique ou tel virus ? Plus fondamentalement, nous devons nous demander comment établir des relations plus durables avec les êtres non humains. Et le chantier est immense, tant nos sociétés sont inhospitalières pour eux, et tant elles ont délaissé ces questions
du vivre ensemble... »

C’est à partir de ses terrains auprès des gestionnaires de la faune sauvage – les tortues marines au Congo-Brazzaville ou les ours bruns dans les Pyrénées – que Dorothée Denayer s’est intéressée au “One Health”. « Je me suis beaucoup intéressée au “Care”, qui vient des sciences médicales, des infirmières et des courants féministes et qui est remobilisé aujourd’hui dans le “care” environnemental pour analyser un ensemble de démarches visant à préserver, réparer, faire durer des espèces ou des milieux naturels... Ces démarches trop souvent considérées comme purement techniques soulèvent de nombreux dilemmes éthiques. Quelles sont les relations qui lient les acteurs prenant part à ces activités destinées à leurs protégés ? Les animaux sauvages dont on prend soin, dans quelle mesure sont-ils toujours sauvages ? Parfois, prendre soin de la nature signifie pour eux détruire des animaux problématiques et la passion se mêle alors bien souvent à la souffrance. Mais, dans ces pratiques de soin, le bien-être des humains et le bien-être des animaux sont intimement liés. »

Simon Lhoest, qui coordonne le lancement d’un projet de recherche sur la prévention des zoonoses en périphérie de lubumbashi en république démocratique du Congo, souligne également l’importance pour le scientifique de ne pas pratiquer de “science parachutée”, mais au contraire de prendre le temps de s’imprégner du contexte local et de tenir compte de l’expertise de terrain des différents acteurs. Une approche transdisciplinaire favorisée par le “One Health” qui prône l’inclusivité et la collaboration à tous les niveaux. « Nous allons suivre les populations de faune sauvage pour les caractériser et connaître leur distribution, explique le chercheur. Dans un deuxième temps, nous allons étudier les habitudes locales d’utilisation de viande de brousse, depuis la chasse en forêt jusqu’à la consommation, en passant par la vente sur les marchés. En prenant aussi en compte la dimension du genre au sein de la filière : qui manipule la viande ? À quelle étape ? Et quel est le risque de transmission de maladie à chaque étape, pour chaque public ? On sait que ce sont principalement les manipulations qui augmentent les risques de transmission (et non pas la consommation proprement dite), notamment lors du dépeçage, généralement réalisé par les femmes. Parallèlement, nous allons faire un suivi des potentiels pathogènes colportés par les rongeurs et les primates. » avec comme objectif de dégager des lignes directrices pour la prévention des risques.

DIVERSITÉ DES POSSIBLES

Aujourd’hui, l’approche “One Health” suscite donc un intérêt croissant au sein du monde scientifique et des grandes organisations internationales comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) et le Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE). en Belgique, c’est l’institution publique Sciensano, issue de la fusion entre l’ancien Centre d’étude et de recherches vétérinaires et agrochimiques et l’ex-institut scientifique de Santé publique, qui incarne cette approche, en assumant des missions conjointes de santé publique et animale. « Disposer d’une agence de recherche scientifique nationale avec cette orientation est presque unique au monde, rappelle Nicolas Antoine-Moussiaux. C’est aussi le cas de notre Service public fédéral santé publique, sécurité de la chaîne alimentaire et environnement, qui défend cette approche One Health. » Dans ce contexte belge favorable, l’ULiège affirme aujourd’hui sa volonté de promouvoir et formaliser cette approche, notamment à travers une “One Health House”, un espace collaboratif sur le modèle de la “Health House” de la KUl. « L’ULiège a une posture engagée, souligne Michel Moutschen. De toute la Fédération Wallonie-Bruxelles, elle est la seule université à former à la fois des vétérinaires, des médecins et des agronomes. C’est un atout non négligeable. Par ailleurs, le concept implique des notions de santé des environnements. Or, nous sommes une ville post-industrielle particulièrement concernée par ces questions. »

Toutes les disciplines, toutes les Facultés sont potentiellement concernées par ce nouveau cadre de travail. Pour Guénaël Devillet par exemple, directeur du Service d’étude en géographie économique fondamentale et appliquée (Segefa), il s’avère pertinent pour de nombreuses problématiques liées à la géographie et aux territoires. « Je travaille beaucoup sur la transition alimentaire avec les étudiants. L’approche “One Health” permet de mesurer comment la transition dans le monde agricole peut directement influencer la santé humaine, par exemple. Et d’évaluer comment conserver notre résilience alimentaire qui va de pair avec le fait d’invalider certaines techniques d’agriculture intensive qui annihilent la biodiversité, qui proviennent parfois de contrées lointaines, avec des normes et des contrôles moins stricts. Ces produits standardisés moins riches en nutriments, voire gorgés d’additifs pour la conservation, favorisent à leur tour les pathologies comme certains cancers. » idem concernant l’aménagement du territoire : l’arrêt de la périurbanisation permettrait à la fois de réduire les risques pour les habitants (les inondations et les coulées de boue dans certains cas) et d’engendrer des bénéfices pour la santé écosystémique de la faune et de la flore.

« L’approche “One Health” nous invite à explorer avec les acteurs concernés la diversité des trajectoires possibles, plutôt que d’imposer une expertise sous la forme d’une solution unique, bonne partout, tout le temps, résume Dorothée Denayer. Cela mobilise notre créativité, notre capacité à nous projeter et surtout à délibérer. » Une posture qui permet non seulement de soulever de nouvelles questions de recherche, mais aussi d’apporter de nouvelles réponses, multiples, évolutives, loin du simplisme, du dogmatisme et du “y a qu’à”. « Aujourd’hui, en Wallonie, le piégeage des animaux sauvages se redéveloppe. Il a été utilisé pour éradiquer les sangliers dans le cadre de la lutte contre la peste porcine. Son efficacité incite maintenant à l’utiliser pour lutter contre les espèces exotiques telles que le raton-laveur, illustre la chercheuse. Nos recherches doivent encourager et soutenir un débat de société nécessaire sur la place du piégeage et plus largement sur les processus qui visent à éradiquer des êtres vivants. Le raton-laveur est tellement proliférant que de nombreux riverains sont aujourd’hui concernés. D’autres citoyens protègent, nourrissent ou abritent ces animaux, au risque d’être considérés comme de mauvais citoyens. Je considère que ces attachements doivent être pris au sérieux, car ils ont des choses à nous dire sur la convivialité inter-espèces et sur les possibles manières de réparer notre monde. »

Parce qu’elle prône l’inclusivité et la négociation avec l’ensemble des acteurs, l’approche “One Health” appelle ainsi à nouer un nouveau dialogue, une nouvelle relation au vivant. « Le postulat est quasi philosophique, ajoute encore le Pr Michel Moutschen. C’est l’idée qu’il est impossible pour les humains d’être heureux et en bonne santé si cela se fait au détriment du bonheur et du bien- être des autres vivants, animaux et plantes. »

Un humain sain dans un monde sain : telle est l’ambition de cette approche où tout se tient.

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