LQJ-283

Raconter une autre histoire, bousculer notre façon de voir le monde pour comprendre que ce n’est que ça, justement, une façon de voir, et qu’il en existe de nombreuses autres. Tel est le grand projet de Cyril Dion. Directeur du mouvement de transition écologique Colibris jusqu’en 2013, le militant écologiste et écrivain s’est lancé dans l’aventure du documentaire Demain paru en 2015, coréalisé avec Mélanie Laurent et vu par des millions de personnes. « Les êtres humains ne fonctionnent que via des narrations, explique-t-il. Comme le dit si bien l’écrivaine Nancy Huston, raconter des histoires, c’est notre façon d’être au monde. Nous passons notre vie entière à percevoir la réalité par bribes, depuis notre toute petite fenêtre, et nous essayons d’organiser ce que nous percevons dans des constructions narratives et de sens. » Raconter des histoires donc, pour partager sa subjectivité avec d’autres. « C’est ainsi qu’elles deviennent des structures religieuses, politiques ou économiques, voire des conventions culturelles, enchaîne le réalisateur. Pour moi, il est indispensable de prendre conscience que nous vivons dans un tel récit. Notre système économique est une immense convention artificielle, qui n’a rien d’immuable. Une fois cela compris, on réalise que ce qui a été fait peut être défait. » C’est dans cette optique que Cyril Dion a réalisé Demain. Le film prend comme point de départ une étude parue en 2012 dans la prestigieuse revue Nature, et qui alertait sur un possible effondrement généralisé des écosystèmes de la planète, peut-être dès 2040. Et ce, à cause de l’influence humaine, de la croissance démographique et de notre mode de vie. « Nous avions pour but de montrer qu’il s’agit d’un enjeu systémique, en regardant notre organisation humaine, ses rouages et ses clés de voûte, et en proposant d’autres voies. Nous souhaitions vraiment montrer que la solution à cet effondrement se trouve dans une transformation de notre civilisation et de notre modèle sociétal, et pas seulement dans l’économie de quelques tonnes de carbone », résume-t-il. Le film Demain déroule cet argumentaire comme une pelote de laine. « Dès que l’on tire sur un fil, c’est tout l’édifice qui s’écroule, estime Cyril Dion. La première question est celle de la transformation de l’agriculture, afin de nourrir 12 milliards d’êtres humains à la fin du siècle. Elle implique inévitablement d’interroger notre énergie, puisque tout le système agricole dépend du pétrole. En cherchant alors comment engager la transition énergétique, on constate qu’il y a un problème de financement et qu’il s’agit au fond d’une problématique économique, liée à la notion de croissance. Cette dernière est mécaniquement nécessaire en raison de la manière dont la monnaie est créée. Souhaiter transformer la monnaie et ses modalités économiques, c’est vouloir changer les lois qui les régissent. Et c’est à ce moment qu’on réalise que nous avons un réel problème démocratique, car les orientations politiques sont déterminées et influencées par des intérêts privés. » LA FABRIQUE DES HÉROS Suffirait-il alors d’une volonté populaire pour changer de système ? Pour le militant, le problème est plus profond : « La volonté populaire manque parce que nous n’y sommes pas éduqués, regrette-t-il. Le maire de Grenoble Éric Piolle, qui témoigne dans le film Après demain, a plusieurs fois tenté de lancer des initiatives de démocratie participative. Et il nous a dit toute la difficulté que cela représente. Comme le reste, la démocratie s’apprend. Avoir envie de s’impliquer dans la société est une responsabilité qui s’enseigne dès le plus jeune âge, et cela passe par une transformation de nos systèmes éducatifs. » Mais aussi par d’autres modèles. Dans ses derniers ouvrages, le sociologue Bruno Latour pointait le manque de fierté qui habite les écologistes, au contraire des autres bords politiques. Une analyse que partage Cyril Dion. « Je cherche à faire en sorte que les gens qui regardent mes films s’identifient aux personnages mis en scène. De cette manière, je souhaite transformer la représentation de ce qu’est un héros, de ce qu’on a envie d’être. Au lieu de vouloir être influenceur à Dubaï, on peut avoir envie d’être septembre-décembre 2022 / 283 ULiège www.ul iege.be/LQJ 53 l’ invité

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