LQJ-285

mets. La société m’a grugé, elle m’a convaincu que j’étais un animal politique... que je n’étais qu’un animal politique. Elle m’a attrapé entre ses griffes, sous une apparence lumineuse et souriante, pleine des promesses de la fortune, et m’a pris au piège. Elle a défini mon rôle en tant que bourgeois. Ma fonction unique était d’accepter l’essence des dichotomies et de les légitimer, de les promouvoir et de les masquer. Les patries et les gouvernants m’ont rabâché de cette union, à toutes les sauces : “L’union fait la force”, “Le temps de l’union”, “L’union de la gauche”, “Le barrage républicain ou union contre l’extrême droite”, “Liberté, égalité, fraternité”. L’union vers la sérénité du système. Cette idée, ils l’ont transfigurée, ils l’ont décharnée, ils l’ont vidée comme l’on vide un poisson, ensuite, ils l’ont inscrite dans nos corps psychologiques et physiologiques. En définitive, ils l’ont intégrée comme une condition préalable à notre existence. Mais cette union ne signifie que l’adhésion à leur référentiel de valeurs. Ils utilisent la division comme une ombre chinoise pour effrayer nos phobies inconscientes. Leur soi-disant cohésion est nécessaire à leur survie. Ils utilisent des divisions choisies par eux pour justifier celles-là même qui sont inhérentes à leurs structures. Apprends à aimer les divisions, les désunions, chéris les désaccords, accroche-toi aux débats didactiques. Cela ne signifie pas qu’il te faut entrer en conflit avec le monde. Au contraire, je t’implore d’agir pour créer un monde fabuleux, un univers merveilleux pour tout un chacun, une société dans laquelle, chaque matin, brilleront les promesses de l’aube. Pour cela, bénis la singularité de tes prochains et sois le moteur de l’évolution de leur individualité. Définis-toi comme au-delà du politique, investis les luttes, contredis et critique les idées reçues, contredis et critique encore, contredis et critique toujours. À cette unique condition, tu pourras t’élever dans la voûte céleste et parader, joyeusement, entouré de tes camarades ailés. Il n’y a qu’un mouvement à amorcer de l’ombre à la lumière. La terre, en contrebas, t’offrira ses plus belles courbes, sa tunique bleutée te comblera par sa splendeur autant que ses courbes montagneuses. Et ses habitants ne feront plus l’objet d’une méfiance quelconque, basée sur des origines et d’autres critères arbitraires, mais, a contrario, se présenteront sous les atours d’une fraternité authentique. Fais l’éloge de la désunion vers un idéal merveilleux. Elle seule offrira les clés pour affronter les enjeux majeurs que mon silence, mon orgueil et ma lâcheté t’ont légués. C’est cette désunion que je te prie de porter. Alors, tu auras l’occasion, à ton tour, d’écrire une lettre à ton enfant. Tu lui raconteras comment tu as réussi à t’arracher à ta naissance, à purger les fautes de ton héritage et à affronter les écueils de la modernité. Tu lui souhaiteras de continuer à s’épanouir dans cette société d’hommes et de femmes que tu as contribué à bâtir, de gambader par-delà les vallées et les rivières, par-delà les prés et les forêts. Tu ne mentionneras pas, car il serait vain de le faire, tes inquiétudes sur leur avenir. Tu ne sentiras pas plus le besoin de faire miroiter des projets, désormais caduques, comme la limitation du nombre d’enfants, comme l’exode sur la planète rouge, comme la décroissance, comme la reconsidération du vivant. Soit que ces idées seront devenues ridicules, soit qu’elles se seront réalisées. Tu lui rappelleras seulement de se méfier des vieux démons de la bureaucratie, de la dépolitisation du monde et du capitalisme. Tu lui rappelleras les erreurs de ton père. Tu lui rappelleras qu’il lui importe seulement de continuer à œuvrer pour devenir qui vous êtes... (dés)unis vers la félicité ultime. Voilà, en somme, mon enfant, tout ce que j’ai à t’offrir, toi que je ne rencontrerai jamais et en qui je porte tant d’espoirs. Puisses-tu t’épanouir et pardonner ce piètre héritage. À la veille du mystérieux voyage, tu m’offres le plus beau des cadeaux, une confiance infinie en un avenir serein. J’ai marché dans les ténèbres, qu’elles t’apportent un chaleureux halo de lumière. Avec un amour et une tendresse infinis, Ton père Émile Henry mai-août 2023 i 285 i www.ul iege.be/LQJ 77 futur antérieur

RkJQdWJsaXNoZXIy MTk1ODY=