Chercher l’erreur

Crise de la Covid-19

Dans Omni Sciences
Dossier HENRI DUPUIS - Photo d'illustration JEAN-LOUIS WERTZ

Bernard Rentier a beau avoir été à la tête de l’ULiège et très impliqué dans l’organisation de la recherche au niveau international pendant des années, il est resté virologue. Et on décèle chez lui comme une pointe de tendresse lorsqu’il parle de ses chers virus. Expert et gestionnaire : deux casquettes qui l’autorisent à donner un avis sur la pandémie de la covid-19. Selon lui, cinq anomalies au moins caractérisent cette crise.

À ses yeux, rien ou presque n’a été “normal” dans cette crise. À commencer par le virus lui-même, ce SARS-CoV-2 de déjà triste mémoire. Car si les coronavirus sont nombreux et à l’origine, parfois, de pathologies digestives et respiratoires chez l’être humain, celles-ci sont bénignes dans la plupart des cas : c’est en général un rhume qu’ils provoquent. C’était au point que jusqu’au début du siècle, les recherches sur les coronavirus ne se distinguaient pas par un dynamisme spectaculaire ! Mais tout a changé en 2002. À ce moment, une épidémie de SRAS – syndrome respiratoire aigu sévère – (ou SARS en anglais) se développe en Chine. Et, surprise, c’est un coronavirus qui en est responsable. Résultat : environ 8000 personnes touchées et près de 800 morts. Ainsi donc, un coronavirus pouvait être plus dangereux qu’on ne l’imaginait. Les chercheurs ont commencé à les regarder d’un autre œil. D’autant qu’en 2012 surgit le MERS, autre épidémie du syndrome respiratoire, limitée au Moyen-Orient cette fois. Verdict : 850 morts mais le nombre augmente toujours car le MERS, lui, court encore aujourd’hui. « Tout cela, fait remarquer Bernard Rentier, permet de comprendre la relative indifférence au début de l’épidémie : on se dit qu’un coronavirus, forcément, ce n’est pas très dangereux ou, s’il l’est, il se répand très difficilement comme le SARS ou le MERS. Mais voilà que notre SARS-CoV-2, lui, se répand vite et est relativement dangereux. Première anomalie dans cette épidémie : le virus n’était pas celui qu’on attendait... »

UNE MALADIE QUI N’EST PAS QUE VIRALE

Deuxième anomalie : la maladie elle-même. En général, les maladies déclenchées par les virus sont... virales. Et on en reste là. Les symptômes sont plutôt bénins, du genre de ceux qu’on connaît lors d’un rhume ou d’une grippe. « Mais dans ce cas-ci, souligne Bernard Rentier, la phase virale de la maladie a parfois été suivie d’une phase immunitaire aiguë. Chez certaines personnes, rares heureusement, le système immunitaire a paniqué, déclenchant un orage cytokinique, une réponse tout à fait inappropriée avec les conséquences dramatiques que l’on sait. » Et la maladie Covid-19 pourrait avoir une autre caractéristique inattendue, hors norme, même s’il est encore trop tôt pour se prononcer à ce sujet : personne ne peut encore affirmer qu’un individu ayant développé des anticorps suite à un contact avec le virus, est immunisé ou non ! Autrement dit, la question est la suivante : les anticorps dans le sang nous protègent-ils, et pour combien de temps ? La réponse à cette interrogation est essentielle car c’est sur elle que reposent le développement (ou non) d’un vaccin, l’immunité collective et la mise en place d’un passeport sanitaire.

RentierBernard-VertLa troisième anomalie concerne la pandémie. Puisqu’elle partait de Chine, on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle déboule en Asie du sud puis en Afrique, et à ce qu’elle fasse des ravages dans ces continents à cause des conditions de vie qu’on y rencontre le plus souvent. Or la propagation s’est faite à travers les populations caucasiennes : Europe, États-Unis, puis Amérique du sud. Des facteurs génétiques sont sans doute à l’origine de ce trajet. Mais c’est surtout notre manière de regarder la pandémie qui étonne Bernard Rentier. Bien sûr, il y a eu plusieurs centaines de milliers de victimes. Et c’est douloureux. Mais le sida est responsable de 40 millions de morts depuis 1982. Au XVIe siècle, la variole a liquidé les deux tiers de la population européenne. Si l’on s’en tient aux seules épidémies respiratoires, la grippe dite espagnole de 1918-1919 a fait sans doute 40 millions de morts. Plus près de nous, la grippe asiatique de 1957-1958 affiche 1 200 000 morts, celle de Hong Kong de 1968 environ 1 million. « Pourtant, souligne Bernard Rentier, peu de personnes se souviennent de ces deux dernières épidémies : il n’y a eu aucun confinement. Mais notre rapport à la mort a changé et c’est sans doute ce qui explique cela. » Il y a 50 et 60 ans, la pandémie s’est arrêtée d’elle-même car le virus a tué tout qui il pouvait tuer. C’est dramatique pour toutes les victimes, mais il faut rapporter cela à la population globale. Et à cette aune-là, deux millions de morts, c’est infime. « C’est aussi pour cela qu’on ne se souvient pas de ces deux épisodes de pandémie : l’immense majorité d’entre nous n’a pas eu de décès dans sa famille, n’a pas eu de morts proches. Nous n’avons pas eu de rapport direct avec la mort. Mais aujourd’hui, ce n’est plus possible : tous les morts sont proches à cause des médias et du décompte journalier auquel personne n’a pu échapper. » Et Bernard Rentier de pointer du doigt le matraquage quotidien de la presse pendant des mois, la création de la psychose sociale généralisée inconnue lors des épidémies précédentes. Une chose est certaine : cette pandémie-ci n’est pas près de sombrer dans l’oubli.

Alors, fallait-il confiner ou non ? « Je pense que nous n’avions pas le choix, estime Bernard Rentier. Sinon il y aurait eu davantage de victimes dans les tranches à risques. Mais j’estime que c’est un échec d’avoir dû le faire. » Il y a eu deux types de non-confinement. L’un est le modèle sud-coréen. Là, seules les personnes atteintes ont été confinées. Mais pour réaliser cela, il faut tester pour savoir qui est atteint. « Clairement, nous n’avions pas cette capacité. C’est une leçon à tirer pour le futur : il faut disposer des outils – l’instrumentation, les réactifs – pour faire les tests tout de suite. Il faudra avoir en stock en permanence de quoi tester toute la population. Cela va coûter. » Second exemple de non-confinement : la Suède. « Ils ont joué le rôle du témoin négatif, observe Bernard Rentier. Ce pays a apporté la preuve que si nous n’avions pas confiné, nous aurions eu plus de morts. »

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Les paradoxes du Corona

Webconférence donnée le 27 mai 2020 par Bernard RENTIER dans le cadre de l’Enseignement PostUniversitaire en ORL (Prof. Ph. Lefebvre) ULiège/CHU de Liège

UNE STRATÉGIE BIAISÉE

La stratégie épidémiologique mise en œuvre en Belgique est, elle aussi, paradoxale. Rappelons qu’environ 0,8 % de la population présente un haut risque de mortalité. L’idéal aurait donc été de ne confiner que cette partie, mais, on l’a vu, nous n’étions pas en capacité de le faire. « Une épidémie n’est pas un ouragan, observe Bernard Rentier. Quand celui-ci s’arrête, tout le monde peut sortir des abris en sécurité. Le virus, lui, n’a pas disparu, donc on se retrouve dans la même situation qu’avant le confinement, c’est-à-dire avec 0,8% de la population – moins quelques milliers de morts – qui risquent gros. » Cette stratégie a sans doute été développée notamment sous le coup d’une perception du risque elle aussi anormale, biaisée par les images atroces d’hôpitaux venant d’abord de Chine, puis d’Italie. Ensuite par des annonces de décès faites en l’absence permanente de points de référence comme la population totale et la surmortalité. Sans oublier l’usage d’expressions anxiogènes comme le “nous sommes en guerre” d’Emmanuel Macron, la distanciation sociale plutôt que physique, les gestes barrières plutôt que protecteurs, etc. Enfin, cette stratégie a aussi été anormale, selon Bernard Rentier, par sa gestion logistique et administrative. « La saga des masques n’a qu’une cause : il a fallu mentir en début d’épidémie car on n’en avait pas ! C’est tout. Ensuite, pour les masques comme pour les tests, il y a eu un poids trop important de l’administration – pas nécessairement efficace comme on a pu le voir dans le cas des commandes publiques des masques. »

Enfin, cinquième paradoxe : l’éthique. Ici, on sent poindre de l’énervement chez Bernard Rentier : « On a mis en place un confinement surtout pour protéger les personnes âgées puisqu’elles étaient à risque. Mais on a abandonné les maisons de repos. Il fallait dresser des barrières puisqu’on savait que pour elles, le risque ne pouvait venir que de l’extérieur. L’éthique a aussi été malmenée parce que les hôpitaux ont été obligés de pratiquer des tris parmi les malades. Et nous avons dû accepter des restrictions à nos libertés alors qu’il n’a pas été question d’aller à l’encontre de règlements d’homologation par exemple ! »

EXPERTS ET CHERCHEURS

Une pandémie met aussi sur le devant de la scène le travail des experts et des chercheurs. « On n’est expert que dans son domaine, là où on a de l’expérience. Or ici, bien des choses sont inattendues, nouvelles, donc situées hors de l’expérience de quiconque. Il faut donc faire preuve d’humilité. Ce ne fut pas toujours le cas. Sur un plateau de télévision, il ne faut pas hésiter à reconnaître son ignorance et affirmer que ce que l’on dit est une extrapolation par rapport à son expérience personnelle. »

Mais c’est sur le plan de la recherche scientifique qu’il y a sans doute le plus de leçons à tirer. « La publication sur l’usage de la chloroquine dans The Lancet, outre qu’elle a peut-être contribué à rejeter un bon moyen de prévention, a jeté le discrédit sur la science. J’espère que cela servira d’électrochoc pour le monde scientifique. » Bernard Rentier ne mâche pas ses mots à ce propos : s’il y a bien un domaine où le monde d’après ne doit plus être celui d’avant, c’est la recherche scientifique. En quelques semaines, le nombre de publications sur les virus a été multiplié par six ! Et toutes n’étaient pas sérieuses. Adversaire du peer reviewing tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, Bernard Rentier estime que ce système a une fois de plus montré ses limites : quand le nombre de publications explose, il n’est plus possible de trouver suffisamment de reviewers compétents ou ceux-ci n’ont pas le temps de tout lire. On aboutit alors à des catastrophes comme celle du Lancet. « L’article est sorti et a subi l’open reviewing, la critique après publication; il a été démoli et ses auteurs ont dû rapidement reconnaître la fraude. Ceci peut cependant redonner du crédit à la science à condition que les scientifiques en tirent les bonnes leçons. Il faut militer pour l’open reviewing. S’il existe, il y aura une auto-régulation car personne n’a envie de se faire flinguer en direct. Il faut aussi que les plateformes pratiquent un minimum de filtrage et que les gestionnaires de plateformes de publication en ligne suscitent cet open reviewing, sinon on va être noyé sous les publications et plus personne ne lira plus rien. Mais les États doivent être mobilisés, ils doivent investir dans un système de régulation qui n’est pas privé, qui n’est pas sauvage mais public et transparent. La voie est bien définie ; il est temps de s’y lancer ! »

Le monde de l’entre-deux

Rougeole-VertC’est à peu près la seule certitude que l’on peut tirer de l’épisode Covid-19 : on n’en a pas fini avec les virus. Depuis toujours, ils perturbent et façonnent le monde du vivant auquel ils n’appartiennent pas. Sans appartenir non plus tout à fait au monde inerte. Ils sont le monde de l’entre-deux. Les seuls organismes sans doute dont le statut change en fonction des circonstances : inertes hors d’une cellule, vivants dedans. Ce qui les rend fascinants aussi, c’est leur taille minuscule qui autorise les nombres les plus hallucinants. Ils sont en effet les plus petits des micro-organismes. Là où pour des cellules ou des bactéries par exemple, on parle en microns (1 mm divisé par 1000), il faut encore diviser par 1000 (donc 1 mm divisé par 1 million) pour exprimer la taille d’un virus. Nous sommes donc envahis par ces structures, omniprésentes dans l’air, dans l’eau, dans le sol – il y aurait plus d’1 quintillion (1030) de virus sur Terre – sans qu’on remarque leur présence. Mis bout à bout, ils formeraient une chaîne longue de... 1000 fois le diamètre de la Voie lactée !

Photo : Cellule nerveuse infectée par le virus de la rougeole (par imunofluorescence)
 

Ils ne sont pas vivants puisqu’ils n’échangent ni énergie ni matière avec leur environnement. Mais dès qu’ils pénètrent dans une cellule, ils entrent en activité, la piratent avec de nouvelles instructions génétiques dans un seul but : se répliquer à toute vitesse. À ce moment, toute la cellule se met au service du virus : en quelque sorte, le virus devient la cellule. D’inerte, il devient vivant. Bernard Rentier compare un virus à un chèque bancaire sur lequel est mentionnée une somme à débiter chaque jour. La plupart du temps, rien ne se passe. Puis ce chèque entre dans le circuit bancaire, arrive dans une banque (une cellule) qui le reconnaît – c’est un vrai chèque, valable, elle n’a pas de raisons de le rejeter – et commence à exécuter l’ordre inscrit dessus. Au bout de quelque temps, la banque (cellule) tombera en faillite. « C’est un morceau d’acide nucléique qui a pris son indépendance et qui détient une information suffisante, non pour se reproduire mais pour forcer les cellules dans lesquelles il pénètre à le reproduire », résume-t-il. Bel exemple d’une forme de parasitisme agres- sif. Or le parasitisme peut aussi être une relation win-win. Ne prenons que l’exemple des bactéries, autres micro-organismes. On les sait nécessaires dans nos intestins. Et plus encore dans nos cellules : les organes respirateurs de celles-ci (mitochondries) sont constitués d’anciennes bactéries intégrées il y a très longtemps et auxquelles sont offertes protection et nourriture en échange de leur travail qui consiste à effectuer la respiration de nos cellules. Chacun y gagne. sans ces bactéries, pas de vie possible pour nous.

Mais les virus, à quoi “servent-ils” ? Remarquons tout d’abord que sur les 5000 virus décrits aujourd’hui, l’immense majorité n’est pas pathogène pour l’être humain. « Un virus n’a pas d’intérêt à ce qu’on meure, explique Bernard Rentier, car il scierait la branche sur laquelle il est assis. Un virus virulent – on a remarqué que c’est souvent le cas de “jeunes” virus – ne perdure pas longtemps. » Dans la plupart des cas, l’être humain cohabite donc avec les virus et cela depuis toujours puisque leur présence sur Terre est largement antérieure à la nôtre. Une cohabitation qui a laissé son empreinte (comme sur toutes les espèces vivantes sans doute). « On a montré récemment que certains faits de l’évolution étaient liés à des insertions de morceaux de gènes portés par les virus, sourit Bernard Rentier. Quand une cellule reconstruit un virus, elle peut parfois y mettre involontaire- ment des morceaux de gènes. Donc chez certains gros virus, on retrouve des petites séquences humaines cachées. » Environ 8% du génome humain est d’origine virale, restes d’anciens virus qui nous ont infectés.

Bernard Rentier voit dans les virus le paroxysme du “gène égoïste”, concept introduit par Richard Dawkins en 1976. La capacité de reproduction fidèle d’une séquence génétique n’a pas de finalité en soi. Et plus il y a de copies, plus nombreuses sont les chances d’erreurs, donc de mutations. La majorité de ces erreurs n’auront aucune conséquence, d’autres seront néfastes, mais il en est qui seront favorables. Dans ce cas, ce virus va mieux se reproduire et supplante l’ancien. « La vie s’est organisée comme ça, conclut Bernard Rentier. La sélection naturelle favorise les mieux équipés. Le virus n’a intérêt à rien ; tout est conséquence. Il n’a qu’un but, reproduire son ADN. Tout ce qui y concourt est favorisé. S’il tue trop de monde, il disparaît. S’il est plus discret, il peut avoir beaucoup de succès comme les virus du rhume par exemple, que personne n’essaie d’éradiquer ! »

TESTS SALIVAIRES

Depuis le début de la crise sanitaire, l’ULiège a joué un rôle majeur dans le développement d’un test PCR automatisé de détection des porteurs du virus (voir le LQJ n°276). Durant l’été, une méthode capable de réliser un dépistage à grande échelle a en outre été mise au point. A Marloie (province du Luxembourg), l’Université participe à la création d’une nouvelle usine “Covid-19” où seront conçus dès la mi-septembre - et avec le soutien du gouvernement wallon - les kits utiles pour les tests salivaires. 80.000 par jour !

Ainsi, dès la rentrée et sur base volontaire, tous les étudiant·e·s de l’Université et les membres du personnel (30 000 personnes environ) auront la possibilité de procéder – gratuitement et de manière hebdomadaire – à un test salivaire. « Chaque individu, le matin et à jeun, pourra déposer un peu de salive dans un tube ; la fermeture du bouchon libérera instantanément un produit qui tue le virus, explique le Pr Bureau, vice-recteur à la recherche. Son inactivation sera ainsi réalisée d’emblée à domicile, ce qui d’une part rassure les laborantin·e·s et d’autre part fait gagner un temps considérable dans la détection du coronavirus. Les analyses effectuées en pooling (plusieurs tubes en même temps) garantiront une mise en ligne très rapide des résultats de manière anonyme : chaque usager consultera le site à l’aide d’un code-barre qui se trouve sur le tube. »

« Ces tests généraux hebdomadaires auront le double effet de rassurer à une saison où les infections respiratoires bénignes sont courantes et de détecter toute nouvelle poussée de Covid- 19. Combinée au maintien des mesures sanitaires élémentaires, cette surveillance constituera un outil efficace pour contenir l’épidémie en se limitant, au besoin, à des mesures de confinement ciblées. Si de surcroît on proscrit tout événement non indispen- sable, les conditions d’une rentrée en présentiel seront réunies », conclut le recteur Pierre Wolper.

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