Une nouvelle fenêtre sur le monde

Dans Omni Sciences
Dossier HENRI DUPUIS - Illustration de Mark Myers - Centre d'excellence de l'ARC pour la découverte des ondes gravitationnelles (OzGrav)

Ils sont aujourd’hui quatre physiciens (le Pr Jean-René Cudell, le post-doc Maxime Fays et les doctorants Grégory Baltus et Vincent Boudart) à accomplir une bonne part de leur travail au sein de la collaboration Virgo. De leur côté, Frédéric Nguyen (géophysique appliquée), Christophe Collette (aérospatiale et mécanique et collaboration LIGO) et Jérôme Loicq (Centre spatial de Liège) s’activent pour faire aboutir le projet Einstein dans l’Euregio . Forte de son savoir-faire en astronomie “classique” et dans le secteur spatial, l’ULiège a décidé de s’impliquer aussi dans cette “nouvelle fenêtre ouverte sur le monde” comme on appelle parfois l’astronomie par ondes gravitationnelles. En septembre dernier, la publication de deux articles dans Physical Review Letters et The Astrophysical Journal Letters est l’occasion d’entrevoir une discipline qui permettra des découvertes fondamentales sur l’Univers. Rencontre avec Grégory Baltus et Maxime Fays, cosignataires des deux articles.

EINSTEIN, 1915

La gravitation est sans doute l’une des plus belles énigmes de la nature ! Pourtant, nous la vivons au quotidien : c’est elle qui nous tient collés au sol. Newton l’a conceptualisée comme une force agissant instantanément entre des masses. Mais déjà à son époque, le qualificatif “instanta- né” ne faisait pas bon ménage avec la physique. Plusieurs autres explications ont donc été tentées mais sans succès. Jusqu’à Einstein et sa relativité générale de 1915. Il a l’idée géniale de se demander si une masse en mouvement accéléré ne pourrait pas produire des ondes, comme une charge électrique accélérée produit une onde électromagnétique. Il le démontre en proposant des solutions à ses équations du champ gravitationnel : ces solutions représentent des ondulations de la courbure de l’espace-temps qui se propagent à la vitesse de la lumière. Plus question d’instantanéité ! Il ne restait plus qu’à observer ces ondes dès lors appelées gravitationnelles. De leur côté, les ondes électromagnétiques avaient été observées, produites et utilisées très peu de temps après la prédiction de leur existence au XIXe siècle. Mais les ondes gravitationnelles ont longtemps résisté à la détection, notamment en raison de la très faible intensité de la gravitation, infime par rapport aux autres forces fondamentales.

Heureusement, la gravitation est proportionnelle au produit des masses sur lesquelles elle s’exerce. Pour avoir une chance de détecter ces ondes, il faut donc observer des phénomènes qui mettent en jeu des masses énormes compensant en quelque sorte la faiblesse de la force. C’est donc vers le ciel qu’il faut se tourner. Mais quel instrument braquer ? Pas des télescopes classiques sensibles aux ondes électromagnétiques, dans le visible ou non. Mais bien des interféromètres, appareils qui permettent de mesurer très précisément la distance entre deux miroirs grâce aux franges d’interférence – d’où leur nom – produites par un rayon lumineux qui frappe les miroirs. Deux d’entre eux ont été construits aux états-Unis à 3000 km de distance (les jumeaux LIGO, Laser Interferometer Gravitational-wave Observatory) et un autre en Italie, près de Pise, appelé Virgo (car il est braqué surtout vers la constellation de la Vierge).

Ce que les physiciens veulent mesurer, c’est l’amplitude de l’onde gravitationnelle, c’est-à-dire la variation relative de l’espace au passage de l’onde. Car lorsqu’une de ces ondes nous atteint, c’est tout l’espace et ce qu’il contient qui se déforment, nous compris. Mais dans des propor- tions tellement infimes que cela n’a évidemment aucune incidence mesurable sur nous ni sur les constructions humaines par exemple, ni même sur la Terre. Mais l’interféromètre, lui, mesure les variations infimes de longueur entre ses deux bras lorsqu’une onde vient à les frapper. Une variation qui est pourtant inférieure au diamètre d’un atome ! Une prouesse technique qui explique pourquoi il a fallu qu’un siècle s’écoule entre la prédiction d’Einstein et la première détection d’une telle onde en septembre 2015.

GW190521

Depuis 2015, plusieurs dizaines d’ondes gravitationnelles ont été repérées. La dernière en date, GW190521 (pour Gravitational Wave 21 mai 2019, date de sa détection), est particulièrement intéressante. Un intérêt qui explique sans doute que les chercheurs aient mis plus d’un an avant de publier leurs conclusions.

Jeune doctorant, Grégory Baltus consacre sa vie professionnelle aux coalescences d’objets compacts (rencontre de deux trous noirs par exemple). Le phénomène décrit par GW190521 le comble donc de joie. « Cet événement est exceptionnel, s’enthousiasme-t-il. Car c’est le plus gros trou noir issu d’une fusion que nous ayons observé jusqu’à présent. » Cette caractéristique intrigue les physiciens parce que, selon les modèles mathématiques les plus reconnus, il n’aurait tout simplement pas dû se produire ! Que s’est-il donc passé en un coin de l’Univers voici des milliards d’années, à une époque où le système solaire n’existait pas encore ? Deux trous noirs d’environ 65 et 85 fois la masse du Soleil ont commencé à tourner l’un autour de l’autre, à s’attirer jusqu’à fusionner pour donner naissance à un nouveau trou noir d’environ 142 masses solaires. Une simple addition suffit pour se rendre compte qu’il manque huit masses solaires au rendez-vous : c’est l’énergie colossale emportée par l’onde gravitationnelle, la plus énergétique – mais très brève, à peine un dixième de seconde – jamais observée. Tout l’intérêt de cet événement cataclysmique réside dans ces trois nombres : 65, 85 et 142.

65 ET 85

Pour Maxime Fays, chercheur post-doctorant FNRS, membre de Virgo après avoir collaboré à LIGO pendant six années, il existe un problème avec les masses de départ. « Un trou noir se crée au départ d’une étoile massive, explique-t-il. Elle explose en supernova et son cœur devient un trou noir. Selon les modèles mathématiques, cela vaut pour des étoiles de maximum 65 masses solaires. On voit déjà qu’on est à la limite pour la première composante de la coalescence. Pour la seconde, de 85 masses solaires, c’est encore moins probable d’après les théories actuelles les plus communément admises. Celles-ci prédisent en effet qu’entre 65 et 135 masses solaires, les étoiles ne peuvent pas s’effondrer en trous noirs mais explosent en une gigantesque supernova, tout en dispersant leur matière dans l’espace. » La masse de 85 masses solaires affichée par l’une des deux composantes est donc une révélation pour les chercheurs. Comment un objet céleste aussi bizarre peut-il exister ?

« Dans les articles publiés, nous suggérons plusieurs explications, avance Grégory Baltus. La première est qu’un trou noir résultant d’un effondrement d’étoile, pourrait avoir une masse de 85, mais dans ce cas l’étoile qui l’a engendré devrait elle-même être le résultat d’une coalescence de deux étoiles. Une deuxième solution est que ce trou noir de 85 masses solaires (et même peut-être aussi celui de 65 masses) n’est pas le résultat de l’effondrement d’une étoile mais déjà le résultat de la fusion d’autres trous noirs plus légers présents dans un amas d’étoiles. Et puis, il y a des explications plus exotiques comme le fait qu’il s’agirait ici de trous noirs primordiaux, c’est-à-dire des trous noirs apparus très vite après le Big Bang, des trous noirs qui ne sont donc pas le résultat d’un effondrement stellaire. Mais jusqu’à présent, ils restent des objets théoriques. »

142

Le résultat de la coalescence, un trou noir de 142 masses solaires, ravit aussi les chercheurs. « Il existe trois grands types de trous noirs observés ou prédits, récapitule Maxime Fays. Il y a d’abord les trous noirs stellaires issus de l’effondrement d’une étoile massive. Puis ceux issus de la coalescence d’autres trous noirs, qui sont de masse dite intermédiaire, à savoir entre 100 et 100 000 masses solaires. Enfin, les trous noirs supermassifs de plus de 100 000 masses solaires, situés au centre des galaxies. Des trous noirs de premier et troisième types avaient déjà été observés. La formation des trous noirs supermassifs posait un problème cependant : on a postulé qu’ils étaient le résultat de la coalescence de trous noirs du deuxième type... mais sans jamais avoir détecté un de ces trous noirs intermédiaires. GW190521 vient apporter la preuve de leur existence puisque le trou noir détecté a une masse de 142 masses solaires. » Une découverte supplémentaire à mettre à l’actif de l’astronomie gravitationnelle, même si l’on ne peut encore en déduire que tous les trous noirs supermassifs résultent nécessairement de la coalescence d’autres trous noirs de masses intermédiaires.

COLLABORATION

La lecture des deux articles publiés en septembre donne aussi le vertige... par le nombre de signataires : plusieurs centaines. Il faut dire que ce qu’on appelle les collabora- tions Virgo et LIGO comptent l’une près de 600, l’autre plus de 1000 scientifiques. Comment travailler dans ces conditions ? « Tout le monde n’écrit pas l’article, précise Grégory Baltus. Nous n’avons pas participé à l’analyse des signaux qui a été le fait d’une vingtaine de chercheurs seulement, les mêmes d’ailleurs qui ont réellement écrit les publications. Il y a ensuite une autre équipe chargée de la relecture détaillée. Laquelle est ensuite soumise à tous les membres de la coalition qui peuvent alors émettre des commentaires avant la publication. Ce que nous avons fait. »

Les collaborateurs, seuls ou en petites équipes, ont en effet des bons projets. Grégory Baltus, par exemple, essaie de développer un réseau d’intelligences artificielles capables de prédire l’apparition de coalescences. Une onde gravitationnelle comporte en effet trois phases : la première est émise quand les objets se mettent en mouvement l’un autour de l’autre ; la deuxième, très brève, lors du choc ; la troisième est la vibration émise par le nouvel objet qui en résulte. Pour les étoiles à neutrons, le signal émis par le “pas de deux” avant le choc peut aller jusqu’à une minute. Une durée suffisante pour permettre à des télescopes classiques de viser l’endroit de l’espace où le choc va se produire. « C’est très important pour le développement de l’astronomie multi-message, précise Grégory Baltus. On pourra ainsi analyser ces événements à partir de signaux élec- tromagnétiques aussi bien que gravitationnels. »

Maxime Fays, pour sa part, tente d’explorer un inconnu profond ! Il y a en effet différents types d’ondes gravita- tionnelles, correspondant à des phénomènes différents (du moins, c’est ce que pensent les chercheurs). Les plus connues, les plus étudiées (comme GW190521) traduisent la coalescence d’objets binaires. Ce sont des signaux très courts. À l’opposé, on suppose qu’il en existe d’autres dont le signal est très long (des mois ou des années) traduisant la présence de pulsars (étoiles à neutrons tournant rapidement sur elles-mêmes) avec des fréquences de rayonnement presque fixes. Elles n’ont pas encore été observées. Autre catégorie possible : des signaux stochastiques, c’est-à-dire la superposition de plusieurs signaux. Ils sont pratiquement impossibles à détecter aujourd’hui. Enfin, il en existerait un dernier type, appelé “sursaut”, d’une durée très variable, de quelques fractions de seconde à plusieurs minutes, trahissant des sursauts d’ondes gamma. « Ce sont ces dernières qui m’intéressent, précise Maxime Fays. Il n’existe pas encore de modèle mathématique de ces ondes. On ne sait donc pas très bien où les chercher. C’est un saut dans l’inconnu qui peut déboucher sur l’ob- servation d’événements auxquels on ne s’attend pas du tout ! »

Mais pour rester dans le coup, les membres de collaborations de ce type doivent s’astreindre à de nombreuses heures de téléconférence (une dizaine selon les deux chercheurs) par semaine. Et compter souvent sur la bonne volonté et l’autodiscipline de chacun. « Il y a bien sûr des responsables, expliquent-ils, mais nous ne sommes pas leurs employés; il n’y a aucune relation de subordination. Ils n’ont donc pas vraiment de moyens de pression pour obliger un chercheur à faire ceci ou cela. Ils dispensent plutôt des conseils pour avoir une bonne cohésion dans le groupe de recherche. Travailler dans une collaboration, c’est une dynamique particulière. » Peut-être celle que, pandémie oblige, tout le monde est en train de découvrir.

EINSTEIN, 2035 ?

L’Europe a l’ambition de construire un détecteur d’ondes gravitationnelles, plus précis et performant que les détecteurs actuels, notamment parce qu’il devrait être construit à 250 m sous terre afin de réduire les vibrations et autres bruits parasites. La demande officielle d’inscription du Télescope Einstein dans la planification européenne a été déposée en septembre dernier. Deux sites sont cités pour son implantation : un en Sardaigne, l’autre dans la région des Trois Frontières (Belgique, Pays-Bas et Allemagne) au sein de l’Euregio Meuse-Rhin, dont Liège fait partie. Un mois plus tard, le 9 octobre, plus de 150 scientifiques et entreprises des trois pays concernés ont lancé le projet E-Test. Celui-ci consiste, d’une part, en une étude géologique approfondie du sous-sol de la région pressentie et, d’autre part, en un développement d’un prototype de miroir suspendu à basse température (- 263°C), température à laquelle devrait fonctionner le futur télescope. Ce prototype sera réalisé au Centre spatial de Liège, tandis que l’ULiège est la coordinatrice du programme E-Test. Si tout se passe comme prévu, le site pourrait être choisi en 2023 et le télescope effectuer sa première observation en 2035 !

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