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une colline éventrée, symptomatique de la guerre qui s’y est déroulée autour, sur et dans la butte. « Dans ce paysage lunaire, je me suis trouvée face à un paradoxe étonnant, se souvient-elle. Si les cicatrices du conflit sont encore clairement visibles, le lieu recèle une biodiversité extraordinaire. Toutes les régions ravagées par la guerre font-elles face à ce même phénomène ? » Cette question traversera désormais tout un travail – soutenu par le Fonds pour le journalisme – dont elle “ne soupçonnai[t] absolument pas l’ampleur”. Au milieu des liens, nombreux et émouvants, que les combattants de 14-18 pouvaient entretenir avec la nature et des questions de l’aprèsguerre sur la reconstruction, a émergé la problématique des munitions de guerre. « Un tiers des munitions n’a pas explosé. Actuellement encore, les agriculteurs présents sur l’ancienne ligne de front trouvent régulièrement dans leurs champs des obus intacts qui remontent progressivement à la surface », explique la journaliste, autrice en 2014 de “Paysages en Bataille”, un documentaire transmédia sur les conséquences écologiques de la Première Guerre mondiale. UNE NON-SOLUTION Cette problématique, et notamment celle des surplus de munitions, s’est posée dès la fin de la guerre. Contrairement à d’autres territoires plus riches où les propriétaires terriens ont pu faire entendre leur voix, le département de la Meuse (en Lorraine) a servi de poubelle. Des compagnies privées, proches des fabricants d’armes, ont proposé de racheter ces munitions aux gouvernements. « Or, ils ne maîtrisaient absolument pas la dangerosité de ces munitions. Car il faut comprendre que la Grande Guerre a été aussi un laboratoire d’expérimentation de nouveaux explosifs conçus sans se préoccuper de ce qu’il en adviendrait par la suite. De nombreux employés ont trouvé la mort dans ce travail, et les sols, exploités aujourd’hui, ont été pollués sans qu’on le sache », assène la documentariste. Si ces travaux trouvent tellement d’écho aujourd’hui, c’est que le département de la Meuse a de nouveau été choisi, près d’un siècle plus tard, pour l’enterrement des déchets nucléaires dans le sous-sol de la commune de Bure. « Comme au XXe siècle, la technologie a été pensée sans réfléchir à l’après, c’est-à-dire sans prendre en compte la totalité du cycle, observe Isabelle Loodts. Et le choix de la Meuse, en 1918 et pour le nucléaire, n’a rien d’une coïncidence : la population y est trop rare, trop pauvre pour constituer une force d’opposition. » La rhétorique non plus n’a guère varié : « Il est frappant de comparer les débats ECOFÉMINISME Le terme “écoféminisme” recouvre des mobilisations et des pensées plurielles, situées différemment dans le temps et dans l’espace : des luttes des femmes contre le nucléaire (à Greenham Common de 1981 à 2000 ou à Bure en septembre 2019, par exemple), contre la pollution de leurs quartiers (à Love Canal durant les années 1970), contre la destruction de forêts (le mouvement Chipko en Inde à partir de 1973), parmi d’autres. C’est pourquoi, comme le suggère la philosophe écoféministe Émilie Hache en 2016, il convient de parler d’écoféminismes au pluriel. Cependant, on peut souligner quelques fils rouges entre cette pluralité d’engagements théoriques et de terrain. D’abord, les écoféminismes mettent en lumière des liens historiques et systémiques entre destruction écologique et oppression des femmes. Ensuite, ces mouvements contestent la conception de l’humanité comme fondamentalement séparée de son environnement et voient cette séparation comme constitutive des dominations patriarcales, racistes, coloniales, et environnementales. Enfin, l’analyse rigoureuse de ces dominations cohabite, dans les luttes et les pensées écoféministes, avec le désir de nourrir nos imaginaires de possibilités de réparation (reclaim) et de soin de nos mondes et avec celui d’ouvrir vers d’autres manières d’habiter et d’interagir avec les vivant·e·s. Pour reprendre les termes de l’écoféministe Carolyn Merchant dont le travail, aux côtés de celui de Val Plumwood, était mis à l’honneur par le Feminist&Gender Lab lors d’une table-ronde organisée le 21 février, “en regardant l’histoire “depuis le sol” […] une interprétation nouvelle et différente du changement historique peut être développée, basée sur l’hypothèse selon laquelle les environnements naturels et humains forment, ensemble, un système interconnecté”*. * Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la Révolution scientifique, trad. Margot Lauwers, WildProject, Paris, 2021. 54 mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ l’ invitée

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