LQJ-282

LQJ : Le fait de ne pas avoir d’enfant peut être un choix pour les femmes souhaitant donner la priorité à leur carrière par exemple ? M.C. : Je manque d’éléments pour parler de ces femmes qui ont vraiment fait ce choix assumé de refuser d’être mère. Ce n’était pas le but de mon enquête et cela reste très minoritaire en Russie. J’ai rencontré deux femmes dans cette situation qui, pour se justifier (car elles sont obligées de le faire), convoquent la priorité de la carrière. C’est une raison tout à fait banale, que l’on retrouve aussi dans les pays occidentaux et qui caractérise plutôt les femmes diplômées, de classe supérieure. Elles ont tendance à repousser davantage la maternité et elles sont aussi plus nombreuses à la refuser. Mettre en avant sa carrière est un argument qui paraît plus légitime aux yeux de l’entourage que celui consistant à dire que l’on n’a pas trouvé l’homme avec qui fonder une famille. Ce dernier argument est très difficilement audible en Russie. Plus le temps passe, plus on approche les 30 ans, plus il peut exister des pressions de l’entourage afin d’encourager la femme à devenir mère célibataire. S.H. : Donner la priorité à sa carrière, vouloir être libre et bénéficier de temps pour ses projets sont des arguments du choix d’une vie sans enfant. Charlotte Debest, sociologue, évoque également le refus des responsabilités existentielles (créer une nouvelle vie) et éducative (refus d’un rapport d’ascendance sur un autre être). Il peut également avoir l’envie de donner un maximum de place au couple. Or, on sait que l’arrivée d’un enfant bouleverse la vie à deux. Pour la femme qui n’est pas dans une trajectoire hétérosexuelle, les choses se présentent autrement. La réflexion autour de l’accès à la maternité est alors encore plus présente. LQJ : Autre différence : la femme ayant fait une belle carrière tout en étant mère est plus encensée, comme s’il était d’autant plus remarquable d’avoir réussi professionnellement en étant mère de famille (Ursula von der Leyen, par exemple, mère de sept enfants et présidente de la Commission européenne). À l’inverse, la belle carrière d’une femme sans enfant ne sera pas saluée de la même manière dans la mesure où elle s’est consacrée exclusivement à elle-même. S.H. : Absolument. Je suis frappée de voir à quel point, de nos jours, l’appréciation de carrière d’une femme est majorée si elle a des enfants. M.C. : J’ai quant à moi constaté au cours de mon enquête que les femmes sans enfant, par choix ou non, n’étaient absolument pas libérées des normes de genre, des contraintes liées au genre et notamment de l’injonction à la solidarité familiale. Celle-ci peut prendre plusieurs formes et notamment celle du soin : s’occuper de neveux et nièces, de parents âgés aussi. Les enquêtes statistiques comme les entretiens montrent que les femmes subissent en général plus que les hommes l’assignation de prendre soin de la famille, et celles sans enfant plus encore. Elles sont censées être plus disponibles que leurs frères ou sœurs avec enfant, et elles-mêmes peuvent aussi – dans une forme de choix toujours socialement construit – surinvestir ce domaine-là. C’est une façon d’avoir une place légitime dans leur famille, dans la société. C’est une façon de se montrer maternante, féminine, sans être mère. S.H. : En Belgique, c’est très actif aussi ! Souvent, j’ai Céline, la chanson d’Hugues Aufray, qui me vient en tête. Céline qui est restée sans enfant et qui va s’occuper des frères et sœurs. Cette attente est beaucoup moins présente vis-à-vis d’un frère célibataire. On considère que la sœur a plus de temps, plus d’inclinations pour s’occuper des parents vieillissants. Il faut bien le reconnaître : les femmes ont intégré le fait qu’être femme c’est être mère, et que la responsabilité du soin des autres leur incombe. Il y a eu une véritable intériorisation de leur part et s’en libérer prendra encore du temps. LQJ : Les hommes aussi semblent avoir intériorisé le fait de devenir père. Vous citez le cas d’un couple où c’est l’homme qui veut un enfant alors que sa compagne ne se sent pas prête. S.H. : Dans cet exemple, je pense qu’il y avait bien sûr le désir d’être père – selon le mythe de sa propre famille très unie –, mais il y avait aussi une volonté d’enfant pour établir une forme de contrôle sur sa partenaire. Je travaille à Verviers dans un centre de santé mentale. Une maman de cinq enfants qui cherche maintenant activement un compagnon me confiait que tous les hommes qu’elle rencontre souhaitent un enfant alors qu’elle n’en veut plus. Elle pense que l’idée sous-jacente est de s’assurer qu’elle ne les quittera pas. On parle peu de cet aspect-là, de même qu’on parle peu du regret d’être mère. Pourtant, c’est un préjugé très courant : une mère, une bonne mère, ne part pas, elle ne peut pas laisser ses enfants sans elle. mai-août 2022 / 282 ULiège www.ul iege.be/LQJ 63 le dialogue

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